— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La Guadeloupe, depuis la crise sociale de 2009, a une économie qui a perdu de son dynamisme, plombée depuis par la crise sanitaire du COVID, des conflits sociaux induits par la question de l’obligation vaccinale , par la poussée inflationniste actuelle , et par des charges sociales et fiscales qui n’ont pas cessé de croitre et surtout par des situations de monopoles qui brident l’action de certains entrepreneurs locaux , et qui s’avère pour partie être à l’origine de la vie chère . Elle a peu à peu reculé sur le plan économique , et aujourd’hui tous les clignotants sont au rouge : le taux de croissance du PIB est en moyenne inférieur à celui des années précédentes , le budget des collectivités locales est régulièrement en déficit, les prélèvements obligatoires ( notamment les impôts locaux) sur la classe moyenne sont bien plus élevés que partout ailleurs, la balance commerciale du pays est chaque année plus négative, et le taux de chômage demeure depuis un bon nombre d’années particulièrement élevé. L’Etat, pour faire face à toutes ces difficultés, a eu recours, sans cesse, à l’augmentation constante des transferts publics et sociaux ,voire à la hausse des soutiens financiers avec la politique du quoiqu’il en coûte ,des boucliers tarifaires et chèques exceptionnels , notamment énergétiques (La ristourne sur l’essence et le gel des prix du gaz ont coûté 24 milliards à l’État ) . Aujourd’hui les entreprises de l’île commencent à être étranglées par la crise inflationniste et énergétique, à tel point qu’elles demandent à l’État un report du remboursement du PGE ( prêt garanti par l’État ) de dix années supplémentaires. Et à l’Urssaf, on demande l’étalement des cotisations . Ceci afin de permettre de dégager de la trésorerie et d’ouvrir la perspective de sauver de la faillite des dizaines de milliers d’entreprises.… Pour le moment, c’est une fin de non recevoir de Bercy. Et pourtant aujourd’hui , toute l’économie se recroqueville .
Et dans le contexte de la crise énergétique et inflationniste, la Guadeloupe est face à « un risque de récession », selon nous dès l’année 2023 . Gardons nous de mettre la charrue avant les boeufs !
L’île est déjà fragilisée sur le plan social, sanitaire , économique , et financier. Je m’inquiète que la classe politique ne prenne pas la mesure de la situation dégradée de l’économie et pousse à un changement des institutions de la Guadeloupe . Pour l’instant, tout le monde, s’accorde sur des plans très coûteux de dépenses publiques , au vu des différentes propositions formulées par les élus à l’État , suite à l’appel de Fort de France . Et personne n’a compris que le monde a vraiment changé !
« L’argent gratuit et illimité, c’est fini, car le gouvernement veut réduire la dépense publique , et les taux d’intérêts remontent, avec le risque que la dette de la France devienne bientôt insoutenable financièrement pour le budget de l’État. La question des intérêts, et plus seulement celle du volume de la dette publique, s’invite dans le débat public. Les économistes et les institutions financières comme la Cour des comptes ou la Banque de France tirent la sonnette d’alarme.En France, ces intérêts sur la dette ont coûté à la puissance publique autour de « 35 milliards d’euros en 2021, et environ 50 milliards d’euros en 2022 », estime François Ecalle, ancien haut-fonctionnaire à la Cour des comptes, spécialiste des finances publiques . La charge d’intérêt va ainsi s’alourdir de 17 milliards d’euros supplémentaires cette année d’après Bruno Le Maire. Or, 12% de la dette française est indexée sur l’inflation, ce qui signifie que les taux d’intérêts grimpent mécaniquement en même temps que l’inflation. D’où les 17 milliards d’euros supplémentaires de charge de la dette à court terme.« Et la hausse va continuer », prévient François Ecalle ,car l’inflation pèse également sur la dette française à long terme. La banque centrale européenne n’a eu d’autre choix que de relever ses taux directeurs de 0,50 points en juillet puis de 0,75 points en septembre , seul levier monétaire pour endiguer l’inflation. Cela signifie que les taux d’emprunts des États sont déjà en train de se renchérir. Le cercle de réflexion libéral iFRAP avance le chiffre de 100 milliards d’euros de charges de la dette en 2027, contre 35 milliards aujourd’hui. « Une estimation plausible. Une hausse d’un point du taux d’intérêt des obligations françaises, signifie 40 milliards d’euros de dépenses supplémentaires dans 10 ans » d’après François Ecalle… Soit l’équivalent du budget annuel de la Défense.
Donc, forcément vu le déséquilibre grandissant entre les dépenses et recettes de la France, l’outre-mer va être indéniablement affecté par une diminution sensible des ressources financières allouées jusqu’ici par l’État. Il faut vraiment être sourd et aveugle pour ne pas entendre et voir que la France n’a plus la même capacité financière d’autrefois pour entretenir un outre- mer qui lui coûte de plus en plus cher .
En Guadeloupe, le temps des vaches maigres va nécessairement arriver avec l’accentuation de la crise inflationniste et la réduction envisagée de la dépense publique . D’où une question essentielle : comment la Guadeloupe en est-elle arrivée là ? Comment le niveau de son débat politique et économique a-t-il pu tomber si bas pour méconnaître cette triste réalité ?
Deux réponses principales nous paraissent devoir être mises en avant. D’une part, le manque de courage des dirigeants politiques depuis plusieurs années , qui a empêché la Guadeloupe de moderniser ses structures économiques et qui l’a plongée dans la croissance molle et le chômage élevé. D’autre part, le manque de culture économique qui a maintenu de trop nombreux guadeloupéens dans l’ignorance et les a malheureusement incités à se laisser tenter par les partis extrémistes .Le dernier message électoral a été un contrecoup considérable pour la réputation de notre île . Aujourd’hui, résultat des courses , rien n’a vraiment bougé : Sur le plan économique, la croissance est en baisse et l’inflation en hausse. Sur le plan humain, ce sont les revenus des populations qui sont en baisse et les difficultés qui sont en hausse.
C’est là dans ce contexte délétère que les responsables politiques de la Guadeloupe ont crû devoir céder aux pressions du président de la CTM (Collectivité territoriale de Martinique) pour exiger plus de pouvoir local et de responsabilités élargies dans la gestion des affaires de l’île. Cela étant, si bien entendu , sur la forme, l’interpellation du gouvernement par les élus peut parfaitement se comprendre , car rien qui heurte l’entendement, c’est assurément le fond qui devrait poser problème . Sommes-nous à la hauteur des nouveaux enjeux de notre époque ?
A l’heure du dévissage généralisé, politiques, analystes, syndicats et patrons sont sur la sellette pour n’avoir rien anticipé et avoir accumulé les erreurs de jugement, voire de conduite dans la gestion des fonds publics . Les raisons d’une faillite collective.
Les uns se cachaient les yeux pour ne pas voir la réalité économique. Les autres n’entendaient pas les appels à la prudence. Les derniers se taisaient par peur de gâcher le ciment du socle du vivre ensemble . L’analogie avec les trois singes de la sagesse chinoise est frappante.
« La prévision est un art difficile, surtout quand elle concerne l’avenir » : le mot d’esprit attribué à Winston Churchill a beau être archiconnu , il colle bien à la situation économique actuelle. Quand on ausculte les signaux conjoncturels, on peut être soit pessimiste, soit modérément optimiste tant ils sont contradictoires. Ce qui après tout est le lot de toutes les phases de retournement de veste du personnel politique !
Dans l’affaire de l’appel de Fort de France : S’agit -t- il de pure naïveté, de la part de nos élus sur l’exigence d’une obtention de moyens financiers supplémentaires à » une mère patrie » complètement désargentée , ou de coupable cécité devant le jeu de rôle et l’ambiguïté du discours de l’État français sur l’autonomie ? Un double discours qui relève, selon moi , d’une ligne stratégique définie au plus haut niveau par tous les précédents présidents de la République , pour des raisons purement d’économies budgétaires .
Quoiqu’il en soit, l’appel de Fort de France repose sur une incroyable esbroufe, car les signataires de l’appel savent pertinemment qu’ils n’ont aucune prise sur la traduction dans les faits des réformes structurelles demandées à l’État français. En l’espèce, l’État français n’est autre que le maître de l’échiquier , et le président Macron le maître des horloges.
C’est proprement aller se jeter dans la gueule du loup , et réaliser plus tard que l’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs… En effet , nos élus sont dans l’erreur en déduisant que ce sont les institutions qui jouent un rôle déterminant. On peut se demander si cette séparation entre institutions et politiques économiques n’est pas trop radicale. Nous sommes tous confrontés aux choix et à leurs conséquences, plus ou moins difficiles à accepter. Et parfois même, ils nous hantent. Mais là dans ce domaine, nous considérons que l’appel de Fort de France pêche par un vice de forme originel , tant il repose dans sa construction intellectuelle sur un faux diagnostic. En effet, un diagnostic correct est un prérequis essentiel pour garantir un traitement adéquat en matière de mal développement. Mais force est de constater que ce ne sont pas les institutions de la Guadeloupe qui sont principalement à l’origine du mal développement , du chômage structurel des jeunes , de la pauvreté, et de la crise identitaire , mais la nature intrinsèque de son économie. Tout simplement parce que le modèle de croissance de la Guadeloupe hérité de la départementalisation et basé sur la consommation est à bout de souffle, car devenu très vulnérable à l’évolution des évènements économiques et sociaux . En ce sens , l’appel de Fort de France dont la fiabilité et la crédibilité de l’argumentation des mesures demandées suppose au préalable un important surcroît d’argent public de l’État , est une utopie réductrice de sens , car économiquement et politiquement irréaliste !
C’est là une politique de nos élus que je considère antinomique , car il faut un minimum de croissance et surtout un maximum de transferts publics , pour répondre aux besoins sociaux, vieillissement, santé, réfection des réseaux d’eau , transition énergétique et écologique , déchets , éducation de la population , et certainement pas le contraire.
Poser un diagnostic correct et procéder à une évaluation de la politique économique depuis la loi de départementalisation est une tâche extrêmement complexe et susceptible d’erreur, pour tout économiste , mais encore davantage dans le contexte de la crise d’urgence. Pour éviter ces erreurs, il est essentiel d’en comprendre les causes et ainsi être capable de prendre les mesures adéquates pour les prévenir. C’est bien sur le plan du modèle économique et social actuel de la Guadeloupe qu’il faut agir et pas nécessairement modifier les institutions.
La majorité des erreurs surviennent durant le travail de réflexion lors du processus diagnostique, causées par des biais cognitifs, influencées également par des précédentes anticipations hasardeuses de l’État.
Nous pensons qu’il est plus important d’actionner désormais le levier de la croissance qu’est la production .
Sur la problématique de la consommation, une double crise, associant , inflation et déstabilisation politique des institutions, va forcément avoir une incidence sur notre capacité à y faire face ou non, et au surplus viendra encore se greffer un autre risque de plus en plus présent : la fragmentation de l’économie mondiale en blocs géopolitiques suite à la crise énergétique.
Un tel chamboulement entraînerait des coûts d’ajustement terribles pour l’économie de la France , qui auront forcément des conséquences néfastes pour les Guadeloupéens . Les chaînes d’approvisionnement, les structures de recherche et développement et les réseaux de production seraient brisés et devraient être reconstruits, mais sans les financements publics adéquats.
Les pays d’outre – Mer , et les personnes pauvres seront les plus touchés par ces bouleversements.
Cette fragmentation de l’économie française aura aussi des conséquences sur la gouvernance de la Guadeloupe . C’est peut-être la plus grande menace pesant sur notre cadre hérité de la départementalisation et fondé sur des règles qui, depuis plus de 75 ans, régit les relations administratives et économiques avec la France, et qui a contribué à améliorer considérablement le niveau de vie dans l’île . De plus, avec la quatrième révolution technologique , et la nouvelle donne du changement climatique , nous allons prochainement vivre un moment crucial de l’évolution de notre modèle de société .
Prudence, prudence, nous dicte le bon sens , car « quand tout le monde se met à raisonner de la même manière, il y a des chances que cela soit faux ».
Et pour conclure , je dirais que , comme dit l’adage, un bâton a toujours deux bouts , car face aux difficultés, l’insensé s’enfonce dans la fuite en avant, mais le sage se réjouit de la crise qui peut être porteuse de rupture ,de sursaut dans le changement des mentalités, et ainsi qui sait ,faire naître dans la douleur une catharsis salvatrice pour la Guadeloupe ! …
Jean Marie Nol économiste