La non-scolarisation des enfants est un fléau qui touchait quelque 258 millions d’élèves de 6 à 17 ans dans le monde en 2018, selon l’Unesco. Et en cette rentrée 2020, un milliard d’écoliers n’a pas retrouvé le chemin de l’école. Une situation qui pourrait durer.
Seul un tiers des élèves a regagné l’école en cette rentrée 2020 dans le monde. La crise sanitaire liée au Covid-19 entraîne de nombreuses situations d’incertitudes pour les écoliers, privant certains d’école pour une durée inconnue. Les filles sont les premières touchées par cette déscolarisation. En Asie, de nombreuses associations s’inquiètent même de la forte hausse des mariages chez les jeunes mineures ces derniers mois. L’Unesco évoque « une urgence éducative mondiale » et l’Unicef redoute « des répercussions sur les économies et les sociétés pendant plusieurs décennies » si rien n’est fait rapidement.
Un milliard d’enfants sans école à la rentrée
« C’est une fermeture massive d’écoles, sans précédent dans l’Histoire » alerte Sobhi Tawil, directeur de la prospective de l’éducation et de l’innovation à l’Unesco, joint par téléphone. 90% des élèves et étudiants à travers le monde ont été touchés par la fermeture de leur établissement à travers le monde. En cette rentrée, un milliard d’enfants ne va toujours pas à l’école, indique l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) dans un récent communiqué.
Entre les mois d’août et d’octobre, 900 millions d’enfants (sur les 1,5 milliard scolarisés) effectuent généralement leur retour en classe. Pour cette année, ils et elles ne sont que 561 millions. Une crise de l’éducation « toujours aussi grave » déplore la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay. Elle est même en train de s’aggraver.
Plusieurs générations se retrouvent menacées par ces fermetures d’écoles qui concernent des centaines de millions d’élèves et se poursuivent désormais depuis de longs mois. Il y a là une urgence éducative mondiale.
Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco dans un communiqué
« Avant le Covid-19, explique Sobhi Tawil, plus de 250 millions d’enfants n’étaient pas scolarisés. Six enfants sur dix ne maîtrisaient pas les compétences de base en lecture et en mathématiques, soit parce qu’ils n’allaient pas à l’école, soit en raison d’une scolarité incomplète ou d’une faible qualité d’enseignement. » Au lycée, la moitié des élèves ne terminent pas leur cursus. Des chiffres que l’Unesco s’attend à voir augmenter après cette crise sanitaire, d’autant plus qu’il est parfois difficile de faire revenir sur le chemin de l’école des jeunes qui ont arrêté.
On sait, après des fermetures d’écoles liées à diverses crises comme Ebola ou des conflits armés, et même en temps normal, après une période sans école comme lors des vacances d’été, qu’il y a une incidence sur le non-retour d’élèves. Donc plus longue sera l’interruption éducative, plus élevé est le risque de non-retour.
Sobhi Tawil, directeur de futur de l’éducation et de l’innovation à l’Unesco
Les familles les plus pauvres et/ou en milieu rural sont les plus touchées par cette déscolarisation.
Les conséquences ne sont pas qu’éducatives
Évidemment, la première des conséquences de cette fermeture des établissements scolaires se mesure en terme d’éducation, avec des retards d’apprentissage qui s’accumulent. Les classes sont à l’arrêt et l’enseignement à distance n’a pas nécessairement pu être assuré. Mais aller à l’école est aussi une question de santé et de bien-être dans de nombreux pays. Avec pour la plupart des élèves, la possibilité de bénéficier de repas gratuits ou à coûts réduits. En 2019, les Nations unies estimaient que 38 millions d’enfants à travers le monde ne mangeait pas à leur faim. Ce chiffre pourrait doubler : 75 millions d’enfants pourraient désormais être concernés, uniquement en raison de l’interruption des programmes d’alimentation à l’école, à travers ces repas gratuits ou à moindre coût. Une situation qui alerte également l’Unicef, autre agence des Nations unies dédiées aux enfants. Pour sa directrice, Henrietta Fore, « les répercussions pourraient se faire sentir dans les économies et les sociétés pour les décennies à venir ».
As millions of students miss out on remote learning, the repercussions could be felt in economies & societies for decades to come. @UNICEF is calling on governments to prioritize the safe reopening of schools when they begin easing lockdown restrictions. https://t.co/Ftcc5do8JM
— Henrietta H. Fore (@unicefchief) August 28, 2020
Les filles encore plus touchées par la déscolarisation
Les premières victimes de la déscolarisation sont les filles. En 2019, Audrey Azoulay déclarait que « selon [les] projections [de l’Unesco], neuf millions de filles en âge de fréquenter le cycle primaire ne seront jamais scolarisées ou ne mettront jamais les pieds dans une salle de classe, contre environ trois millions de garçons. »
Les filles les plus touchées par cette non-scolarisation vivent en Afrique subsaharienne. L’école permet d’assurer une certaine protection aux filles, notamment aux adolescentes. En dehors du système éducatif, les jeunes mineures font souvent face aux grossesses d’adolescentes, aux mariages précoces et forcés ou encore à la violence. Avec la crise liée au Covid-19, jusqu’à dix millions d’adolescentes scolarisées dans le secondaire risquent de ne pas retourner à l’école, d’après les estimations de l’Unesco et 13 millions de jeunes filles pourraient être mariées en étant mineures dans les dix prochaines années avancent les associations.
En Asie, plusieurs ONG s’inquiètent du nombre très importants de mariages de jeunes filles depuis la pandémie, rapporte l’AFP. Ce phénomène avait pourtant reculé dernièrement, grâce justement à des campagnes pour l’accès à l’éducation et aux services de santé. Pour l’ONG Girls Not Brides, les progrès de la dernière décennie pourraient être remis en cause. Par exemple, entre janvier et juin 2020 en Indonésie, 33 000 mariages de mineures ont été autorisés (l’âge légal du mariage a été relevé de 16 à 19 ans en 2019). Sur la totalité de l’année dernière, 22 000 dérogations avaient été accordées… Les familles vulnérables le devenant encore plus avec la pandémie décident de marier leurs filles, faute de pouvoir les nourrir. Le directeur de la campagne « 1 Step 2 Stop Child Marriage » en Inde, Rolee Singh, explique ainsi à l’AFP avoir vu « une augmentation des mariages de mineurs pendant le confinement. Le chômage se généralise, les familles peinent à joindre les deux bouts et pensent qu’il vaut mieux marier leurs filles ».
L’école à distance, source d’inégalités
Cette déscolarisation massive va creuser encore un peu plus les inégalités entre les enfants à travers le monde. Dans de nombreux pays, des solutions d’école à distance ont été mises en place. Mais un tiers des élèves n’a pu bénéficier d’enseignement, même à distance d’après l’Unicef. En proportion, l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe sont les zones les plus touchées, avec au moins un enfant sur deux n’ayant eu accès à l’école à distance. En Asie du Sud, au moins 38% des élèves sont concernés soit 147 millions d’enfants. De son côté, l’Unesco ajoute que lorsqu’ils sont mis en place, ces enseignements à distance ne sont pas toujours efficients : problème d’accès à la connectivité et aux outils, manque de ressources pédagogiques, manque de formation des enseignants, rôle des parents qui ne sont pas forcément disponibles ni outillés pour le faire.
L’éducation à distance peut, lorsqu’elle fonctionne bien, assurer la continuité pédagogique. Mais elle ne remplacera jamais l’espace social que représente l’école et qui est essentiel pour la socialisation, le développement de valeurs, de compétences de communication, de vivre avec l’autre. Cette fonction essentielle de l’école ne peut être remplie que par une scolarité physique et entourée d’autres élèves, d’enseignants et des personnels éducatifs.
Sobhi Tawil, directeur de futur de l’éducation et de l’innovation à l’Unesco
Pour autant, ces offres d’éducation à distance doivent être renforcées estime l’Unesco, afin d’être parés à d’autres éventualités de fermetures d’établissements scolaires à l’avenir. Le point essentiel étant de renforcer la connectivité des foyers et leurs accès aux outils car aujourd’hui, la moitié des ménages ne sont pas connectés, avec de fortes disparités selon les régions : en Afrique subsaharienne, 20% des familles seulement sont connectées, tandis qu’elles sont 85% à l’être en Europe.
Des leçons doivent également être tirées des enseignements prodigués via la télévision et la radio, les enquêtes sont en cours pour évaluer leur efficacité. Outre son efficacité, l’équité de cette éducation à distance doit aussi être prouvée car « le Covid a exposé l’étendue des inégalités : éducatives, en terme de connectivité, de santé… et il les a aussi aggravées », précise Sobhi Tawil.
L’objectif d’une éducation généralisée en 2030 s’éloigne
Dans le cadre des objectifs de développement durable pour 2030 définis par l’ONU, il est prévu l’accès à une scolarisation complète, universelle et généralisée du primaire au secondaire. Mais la crise mondiale actuelle remet en cause ce programme. Sobhi Tawil redoute une régression des efforts internationaux pour élargir l’accès à l’enseignement.
Prochainement, tous les acteurs de la communauté éducative internationale doivent se réunir afin de redéfinir des objectifs, peut-être moins ambitieux pour 2030. « Si l’on fait une évaluation réaliste, les objectifs quantitatifs ne seront pas atteints en 2030, admet Sobhi Tawil. La vision optimiste est de dire qu’il faut repenser les approches. Il y a eu beaucoup d’innovation dans cette crise sur l’utilisation des technologies notamment. En repensant nos approches et nos stratégies éducatives, il existe une possibilité de combler le retard voire de prendre de l’avance sur ces objectifs fixés. »
Source / FranceCulture