— Par Jean Samblé —
La crise actuelle en Nouvelle-Calédonie ravive profondément les mémoires de la colonisation française. Depuis la prise de possession de l’archipel par la France en 1853 jusqu’à la circulaire de Pierre Messmer en 1972, les Kanak ont constamment lutté contre la domination et les tentatives de marginalisation dans leur propre terre. La crainte des Kanak de devenir minoritaires est ravivée par la politique actuelle du gouvernement français visant à élargir le corps électoral pour les scrutins provinciaux, remettant ainsi en question l’accord de Nouméa de 1998 et la parole donnée aux aînés.
Les premiers habitants de la Nouvelle-Calédonie
Les Kanak habitent la Nouvelle-Calédonie depuis environ trois mille ans. Originaires du Sud-Est asiatique, leurs ancêtres ont migré d’île en île pour atteindre cet archipel mélanésien, qui comprend également la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, le Vanuatu, et une partie des îles Fidji. En 1774, lorsque le navigateur britannique James Cook accoste sur la Grande Terre, l’archipel est habité par environ 100 000 personnes. Les Kanak, horticulteurs par tradition, sont profondément enracinés dans leur terre mais aussi mobiles, s’adaptant au rythme des jachères. L’arrivée des Européens perturbe gravement cet équilibre, introduisant des maladies qui déciment rapidement la population autochtone.
La prise de possession par la France
Après le passage de James Cook, la Nouvelle-Calédonie attire l’attention des puissances européennes. Au début du XIXe siècle, les Français et les Britanniques rivalisent pour explorer le Pacifique. En 1853, la France s’approprie officiellement l’archipel, cherchant un point de ravitaillement dans le Pacifique. Ignorant la résistance potentielle des Kanak, les colons français commencent par distribuer de vastes territoires à des éleveurs, souvent venus d’Australie, avant de créer un bagne en 1863 pour renforcer leur présence.
La création d’un bagne en Nouvelle-Calédonie
Suite à l’établissement d’un premier bagne en Guyane en 1852, la France adopte la loi sur la transportation en 1854 pour envoyer ses criminels dans les colonies. En Nouvelle-Calédonie, ces condamnés sont forcés de travailler dans des conditions pénibles, servant la colonisation. À partir de 1880, la France encourage également une petite colonisation libre avec des concessions de terres et un passage gratuit, visant à stabiliser la présence française dans l’archipel.
La résistance des Kanak
Les Kanak ne restent pas passifs face à l’accaparement de leurs terres. Dès 1853, ils se soulèvent à plusieurs reprises contre les colons. La répression est sévère : les révoltes sont écrasées, les terres confisquées, et les Kanak confinés dans des réserves à partir de 1868. L’insurrection de 1878, menée par le chef Ataï, est brutalement réprimée, avec des centaines de Kanak tués. Le régime de l’indigénat instauré en 1887 autorise les administrateurs à infliger des punitions sans procès, renforçant la ségrégation et l’exploitation des Kanak.
La colonisation au tournant du XXe Siècle
À partir de 1897, le gouverneur Paul Feillet met fin à la transportation des bagnards, tout en favorisant l’extraction du nickel et la colonisation par de petits entrepreneurs français. L’arrivée de travailleurs vietnamiens et indonésiens pour les mines augmente la diversité de la population. En 1901, la Nouvelle-Calédonie compte environ 27 000 Kanak et 23 000 Européens, dont une grande partie est sous contrôle pénitentiaire. Les Kanak subissent une exploitation intense, réquisitionnés pour des travaux pénibles, tandis que les Européens restent divisés entre colons libres et pénaux.
L’impact de la seconde guerre mondiale
En 1942, les Américains établissent une base militaire en Nouvelle-Calédonie, traitant les Kanak avec plus de respect que les Français. La conférence de Brazzaville en 1944 marque la fin de l’indigénat en 1946, et le corps électoral commence à s’ouvrir timidement aux Kanak. En 1953, l’Union calédonienne est fondée, regroupant Kanak et « petits Blancs » sous la bannière « Deux couleurs, un seul peuple ».
L’émergence du mouvement Kanak
Les années 1970 voient un tournant avec un accès accru à l’éducation pour les jeunes Kanak, certains poursuivant leurs études en France où ils découvrent une société en mutation. Le mouvement des droits civiques aux États-Unis inspire également leur désir d’émancipation. Jean-Marie Tjibaou devient une figure centrale de la renaissance culturelle kanak. En 1975, il crée un festival mélanésien pour promouvoir la culture kanak à Nouméa.
Les tensions et les accords de Matignon-Oudinot
Dans les années 1980, les tensions montent, culminant avec la prise d’otages d’Ouvéa en 1988. Les accords de Matignon-Oudinot de la même année, signés par Tjibaou, Lafleur et Rocard, permettent de ramener la paix et d’accorder des pouvoirs étendus aux instances territoriales, initiant une redistribution des terres.
La situation actuelle et les perspectives d’avenir
Aujourd’hui, la politique du gouvernement français, en particulier depuis 2021, compromet la paix fragile en imposant l’intégration complète de la Nouvelle-Calédonie à la République française. Des voix s’élèvent pour proposer une « indépendance en partenariat », rappelant le projet d’Edgard Pisani des années 1980. Le retour à la paix nécessite des gestes forts et une ouverture de perspectives, tant de la part des forces politiques locales que de la France, pour renouer avec l’esprit d’intelligence et de coopération prôné par Jean-Marie Tjibaou.