— Par Sabine Belliard —
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–__- | Albin Michel, 2012, 272 p., 22 E Article modifié le 23/03/2012 |
Elle pousse la porte d’une boulangerie. Dès qu’il la voit, le vendeur détourne la tête et la sert sans même la regarder, sauf au moment du paiement, où il consent à lui jeter un coup d’œil de biais, « comme en marchant on sauterait par-dessus une flaque d’eau sale inévitable », racontera-t-elle plus tard, en tentant de décrire tant bien que mal cette expérience violente, sensorielle et solitaire qui s’est déroulée en deçà des mots. « Je savais ce qu’il pensait : »Une Noire ». Pas une Africaine, là encore ce serait différent, mais »une Noire », point. Ça immobilisait tout et je ne pouvais rien en dire. Je me sentais coincée par ce que je savais bien qu’il pensait, et qu’il n’aurait jamais admis si je l’avais dit tout haut. »
Nous ne nous voyons pas. Certes, nous avons une représentation interne de notre visage mais à quoi ressemblons-nous précisément ? s’interroge Sabine Belliard, psychologue clinicienne, psychothérapeute et chargée de cours à l’université Paris-Diderot, qui nous donne à découvrir un fort beau livre sur les trajectoires de ces hommes et de ces femmes pour lesquels la couleur de peau fait une identité. Pour sentir que notre visage existe, nous avons besoin du regard d’un autre. Le premier miroir qui fait consister le visage de l’enfant, c’est, dit Winnicott, le visage de la mère : c’est précisément en se voyant dans le regard de la mère que le bébé va pouvoir se construire en tant que personne psychique. Or, à l’âge adulte, il est des regards qui en un instant vous rendent à la vie et d’autres qui vous dé-visagent littéralement, vous réduisent à votre seule couleur de peau et vous font disparaître en tant qu’individu, pour n’être plus qu’une Noire, comme d’autres ne sont plus qu’une « face de citron » ou « une basanée ». Quand la teinte d’un visage est banale, la peau d’une personne marchant dans une foule ne se remarque pas vraiment. Mais il suffit que sa pigmentation se singularise pour qu’elle perde ce caractère anonyme qui « la met à l’abri d’un regard trop précis » et qu’elle déclenche alors la surprise, la curiosité, le désir ou la haine.
Le terrain de départ de la recherche de l’auteur – qui fit auparavant une thèse sur La peau, sa couleur : du visuel au tactile et dont ce livre a gardé toute la densité tout en étant accessible à un large public -, est celui des Antilles, à la population très métissée, au point que dans chaque famille il est impossible de prédire la couleur d’un enfant à venir. Les personnes rencontrées par Sabine Belliard dans le cas de son enquête composent une fresque édifiante. Dans les paroles de ces hommes et de ces femmes, s’entrechoquent le poids de la grande Histoire et celui de passions tristes faites de ressentiments rances, d’espérances déçues. Pour un peu, on se croirait dans un roman de Faulkner sur le Sud des États-Unis au XIXe siècle ou de J.M. Coetzee sur l’Apartheid en Afrique du Sud. Mais non. Plus de cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage dans les Antilles Françaises, alors que les différences de peau sont la norme aux Antilles, la couleur continue à structurer l’ensemble des relations sociales et, parfois, va jouer un rôle dans la manière dont une famille va investir un enfant. Bien sûr, les mentalités ont évolué, l’œuvre d’Aimé Césaire et le mouvement de la créolité qui plaide pour une définition non raciale de l’identité, ont largement contribué à apporter une « perception plus ouverte des différentes origines et différents phénotypes présents aux Antilles ». Et pourtant, de nos jours encore, pour certains, « est bien sorti un enfant qui a hérité d’une peau claire, plus claire que celle à laquelle on pouvait s’attendre au regard de la teinte de ses parents. » De même, une peau claire est dite « sauvée », et contribue à cimenter le narcissisme familial. Il y a cette jeune femme de 24 ans qui dit sans ambages : « Ma nièce a été sauvée de la couleur de sa maman, parce que, sa maman, c’est vraiment une négresse. » C’est une adolescente, à la peau particulièrement foncée, dont la mère lui a toujours dit qu’elle était laide, et qui se demande si l’on peut être « noir mais beau », « noir mais réussir ». Et puis, il y a cette jeune femme, descendante de békés, anciens esclavagistes de la Martinique, qui se targue de n’avoir dans sa famille, depuis des générations, aucun ascendant « de couleur », et s’est bricolé une existence où la couleur de la peau joue le rôle d’organisateur psychique au point que tout rapprochement amical ou amoureux avec l’autre, le « coloré », est perçu sur un mode quasi paranoïaque, comme un péril dont il faut savoir à tout moment se garder.
« Nous sommes tous des gens de couleur »
La deuxième partie du livre se concentre sur les façons dont notre psychisme va se saisir de la couleur de la peau pour s’exprimer. Car qu’est-ce qu’une rencontre si ce n’est un face à face où « le visage se présente à l’autre comme un écran sur lequel s’affiche ce que vit chaque sujet dans son monde interne […] » Mais pourquoi parle-t-on de « couleur de la peau » ? A partir de quoi décide-t-on qu’une personne est dite ou non « de couleur » ? La peau humaine peut-elle être vraiment achromatique, sans couleur ? En réalité, il n’y a guère que dans certains cas rarissimes d’albinisme que la peau est dépourvue d’une certaine coloration : un « Blanc » n’est pas blanc, un « Noir » n’est pas noir. Nous sommes tous des « gens de couleur ». De plus, la teinte de notre peau n’est pas fixe. Elle change en fonction de notre état de santé, de nos émotions, de notre âge. Avec minutie et explications scientifiques à l’appui, Sabine Belliard déconstruit brillamment les clichés ineptes qui se cachent parfois derrière nos bons sentiments. C’est passionnant.
Regarder et se laisser regarder, « confier son image à l’autre », met parfois les frontières du moi à si rude épreuve que certains vont jusqu’à agir sur leur « couleur » pour se sentir enfin bien dans leur peau – le cas de Michael Jackson étant bien sûr emblématique d’un processus auquel ont recours des millions d’anonymes, de l’Afrique subsaharienne au Japon. Selon l’auteure, la tendance sociale à valoriser certaines teintes de peau se double de constructions individuelles, pulsionnelles, sexuelles où la couleur sert de masque pour dire les conflits familiaux, les angoisses d’abandon, des fantasmes incestueux, des rivalités féminines, indépendamment de toute considération sociale. Ainsi d’une jeune femme guadeloupéenne qui constate que depuis qu’elle est moins proche de sa sœur, cette dernière aurait foncé ! Et, insiste Sabine Belliard, si aux Antilles il est « courant d’examiner les nouveau-nés pour voir comment ils sont »sortis », cette question en recouvre une autre, celle de »l’entrée’, c’est-à-dire comment il a été conçu ». Par exemple, de même que selon certaines croyances populaires on raconte que les enfants roux sont fabriqués pendant les menstrues de leur mère, aux Antilles les bébés « chabins », à la peau teintée de taches de rousseur, aux cheveux blonds, « rouges » ou crépus, renvoient inconsciemment à un acte sexuel particulièrement sensuel et délicat ou a contrario, rapide et sans douceur (ce qu’attesterait l’expression chabin de kut tâbu, chabin fabriqué en deux coups de tambour, à la hâte et donc pas fini, d’où une peau d’une pâleur extrême). Le psychanalyste Jacques André, qui a décidément l’art de dire l’essentiel en quelques pages avec une érudition et une fluidité impressionnantes, termine d’ailleurs la préface de ce livre, en rappelant les mots du grand Faulkner dans Absalon ! Absalon ! : « Cette main noire qui m’arrêtait timidement en se posant sur ma chair de femme blanche […] dans le contact d’une chair avec une autre chair, il y a comme une dérogation, quelque chose qui coupe net et droit à travers les voies enchevêtrées de l’ordre et des convenances, quelque chose que connaissent les ennemis aussi bien que les amants, car c’est ce quelque chose qui les fait tous les deux. »
Sarah Chiche