— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution haïtienne de 1987, la « créolistique » n’a toujours pas élaboré d’études de référence sur les fondements constitutionnels et juridiques de notions aussi centrales en jurilinguistique et en aménagement linguistique que les droits linguistiques, le droit à la langue, le droit à la langue maternelle, la parité linguistique et le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques. De son côté, le « constitutionnalisme haïtien » non plus ne s’est pas encore attaché à étudier ces notions de premier plan en dépit du fait que la Constitution de 1987 consigne les droits fondamentaux du citoyen autrefois violemment réprimés durant la dictature des Duvalier (voir le Titre III – Chapitre II / Des droits fondamentaux : la liberté individuelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association, etc.). Le Larousse définit a minima la créolistique : « Partie de la linguistique qui étudie les créoles ». Plusieurs auteurs ont exploré plus amplement les fondements et les champs d’investigation de ce que l’on entend en linguistique par créolistique, notamment James Scott McDonald (Université de La Réunion), auteur de « Créolistique, représentations idéologiques et approches théoriques : l’influence du contexte local », Contextes et didactiques, 17 | 2021, ainsi que Jean-Philippe Watbled (Université de La Réunion), auteur de « La créolistique : arguments pour une approche sociohistorique », Contextes et didactiques, 17 | 2021. Pour sa part, l’une des plus illustres spécialistes des créoles, la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux, nous enseigne que « La notion de « langue créole », appliquée dès lors à des langues distinctes, délimite le champ des « études créoles » ; le regroupement de ces variétés linguistiques, parfois très différentes, pour une étude souvent de type comparatif se justifie en raison de conditions semblables quant à la genèse, au développement et à l’évolution. On pourrait, bien entendu, étudier chacune de ces langues indépendamment des autres, mais les rapprochements ont jusqu’à maintenant semblé suffisamment riches au plan théorique pour justifier une discipline comme la « créolistique » (Marie-Christine Hazaël-Massieux : « Au sujet de la définition des langues créoles », étude parue dans La Linguistique, 2005/1, vol. 41).
Le « constitutionnalisme » s’entend au sens de la « Théorie du droit établissant la primauté de la Constitution sur la souveraineté populaire » (dictionnaire USITO, Université de Sherbrooke). Il renvoie également au sens d’une « Doctrine qui insiste sur le rôle et la fonction de la constitution dans la hiérarchie des normes par rapport à la loi, ainsi que sur le contrôle de constitutionnalité des lois » (Le Dictionnaire.com). Haïti détient un nombre record de textes constitutionnels : 22 Constitutions ont été promulguées de 1805 à 1987, et plusieurs auteurs ont étudié ce qu’il est convenu d’appeler le « constitutionnalisme haïtien ». Ainsi, Mirlande Manigat est l’auteure des livres « Histoire des Constitutions haïtiennes (tome I et II) », publiés aux Éditions PressUniq de l’Université Quisqueya en mai 2022, du « Traité de droit constitutionnel haïtien » édité par la Bibliothèque nationale d’Haïti en 2000. L’historien Claude Moïse est l’auteur de « Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti: 1804-1987 » (Éditions du Cidihca 1988,) de « Constitution et luttes de pouvoir en Haïti : la solution américaine 1915-1946 » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2009), ainsi que « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien / Indépendance, occupation étrangère, démocratie : ruptures et continuités » (coédition Cidihca et EducaVision, 2020).
Tel que précisé dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), « On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend donc au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.
Les notions conjointes de « droits linguistiques » et de « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » sont apparues pour la première fois en Haïti en 2011 avec la publication du livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca). Pour la première fois depuis la promulgation de la Constitution haïtienne de 1987, des linguistes ont abordé, dans des études amplement documentées, l’épineuse question linguistique haïtienne sous des angles majeurs et complémentaires, notamment en proposant un cadre analytique conforme au texte constitutionnel voté par référendum en 1987 et en lien avec la notion-perspective de langues partenaires. Ce livre innove sur plusieurs registres, entre autres en éclairant les notions centrales de « droits linguistiques », de « droit à la langue » et de « droit à la langue maternelle », en définissant clairement le concept d’aménagement linguistique et en le situant dans le contexte haïtien, en exposant le cadre théorique et législatif d’une future politique linguistique en Haïti, en établissant le lien existant entre la politique d’aménagement linguistique et la pédagogie convergente français-créole au creux de l’impératif de la refondation du système éducatif national.
L’arpentage des livres et études relevant du champ du « constitutionnalisme haïtien » conduit au constat que celui-ci n’a pas encore abordé la question des droits linguistiques et que la jurilinguistique, hormis deux rares exceptions, n’a toujours pas fait école en Haïti. TermiumPlus, la banque de données terminologiques de l’État fédéral canadien, précise que « Le terme jurilinguistique et la fonction de jurilinguiste sont nés au Canada dans les années 1970. En Europe, on parle plutôt de « linguistique juridique » et de juristes linguistes (avec ou sans trait d’union). Mais selon Gérard Cornu, le champ d’étude de la « linguistique juridique » est plus vaste : « celle-ci englobe non seulement l’étude linguistique du langage du droit, mais celle du droit du langage. Au Canada, le jurilinguiste est appelé en anglais jurilinguist » (Iliana Auverana : « Jurilinguiste, terminologue-juriste et terminologue juridique : un problème terminologique ? », L’Actualité terminologique, volume 36, numéro 3, 2003). Sur le registre du « constitutionnalisme haïtien », il faut noter qu’il n’existe pas de Cour suprême en Haïti comme c’est le cas dans nombre de pays. La Cour de cassation est la plus haute cour de justice de la République d’Haiti et le tribunal de dernier ressort. Elle est chargée de veiller à la plus stricte observation des lois en vigueur et elle joue le rôle de Conseil supérieur de la magistrature et de cour Constitutionnelle par exception.
Il est nécessaire de bien comprendre que dans le contexte du « constitutionnalisme haïtien » et d’une jurilinguistique haïtienne –où, sauf une seule exception, la totalité des textes juridiques et constitutionnels est rédigée en français–, nous ne disposons pas encore d’une jurisprudence élaborée traitant des droits linguistiques. Mais il est tout indiqué de situer la remarquable étude du juriste Alain Guillaume comme relevant des premiers pas de la jurilinguistique haïtienne, « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, XVI-1, 2011). Il en est de même de l’étude du juriste Éric Sauray, « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien » (12 octobre 2012). À l’avenir, le « constitutionnalisme haïtien » pourra s’il le souhaite mettre à profit l’expertise jurilinguistique de l’Académie internationale de droit linguistique comme, d’ailleurs, celle du CTTJ, le Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ) de la Faculté de droit de l’Université de Moncton au Canada.
Le patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti et la constitutionnalité du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti
Le « patrimoine linguistique historique bilingue » d’Haïti, dans son acception la plus large et la plus inclusive, se définit comme « héritage, bien de la nation », soit l’ensemble des productions langagières orales et écrites, en français et en créole, parfois attestées avant 1804 et dans l’ensemble repérables de 1804 à nos jours. Sur le registre de l’écrit notamment, il comprend des documents aussi divers que « Lisette quitté la pleine », chanson attribuée à Duvivier de la Mahautière en 1757 ; l’Acte d’indépendance du premier janvier 1804 rédigé uniquement en français et traduit en créole par Jacques Pierre (Journal of Haitian Studies, vol. 17, no 2 / 2011) ; l’ensemble des Constitutions, lois, traités, codes civil et criminel et conventions de la République d’Haïti rédigés uniquement en français ; une histoire d’Haïti rédigée pour la première fois en créole, « Ti difé boulé sou istoua Ayiti » de Michel-Rolph Trouillot ; « Dezafi » de Franketienne, premier roman écrit en créole haïtien ; « L’oranger magique / Ti pye zoranj » et autres contes bilingues de Mimi Barthelemy ; « Kavalye polka », pièce de théâtre en créole de Syto Cavé ; « Konpè jeneral soley », traduction créole par Edenne Roc du roman de Jacques Stephen Alexis « Compère général soleil » ; « Ti diksyonnè kreyòl-franse » d’Henry Tourneux et Pierre Vernet ; les romans « Des fleurs pour les héros » d’Anthony Phelps et « Hadriana dans tous mes rêves » de René Depestre, etc. Le patrimoine linguistique d’Haïti est étroitement lié à l’histoire et à la culture du pays. Ainsi la « lodyans », d’abord contée en créole puis transcrite et renarrativisée par des auteurs de talent tels Maurice Sixto et Georges Anglade, fait partie du patrimoine linguistique et culturel d’Haïti et elle présente la particularité de se situer sur les registres de l’oral et de l’écrit. La littérature haïtienne dans sa totalité, longtemps produite seulement en français et plus récemment en créole, fait partie du « patrimoine linguistique historique bilingue » d’Haïti.
Il faut prendre toute la mesure que la configuration bilingue du patrimoine linguistique historique d’Haïti est attestée dans la Constitution de 1987. Cette réalité est pourtant niée et oblitérée par les Ayatollahs du créole –propagandistes de l’inconstitutionnelle idée de l’exclusion du français partout en Haïti : ils ne retiennent qu’un segment de l’article 5 de la Constitution de 1987, à savoir « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole », tout en excluant le segment statutaire et inclusif qui suit, « Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». Le caractère bilingue du patrimoine linguistique historique d’Haïti est attesté dès les premières phrases du « Préambule » de la Constitution de 1987 qui se lit comme suit : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (…) ». L’inscription dans le texte constitutionnel de « la communauté de langues et de culture », –qui renvoie à la notion centrale de communauté nationale–, est précédée de la solennelle proclamation préambulaire dans ces termes : « Préambule » – « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur ; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ». Il y a donc dans le texte constitutionnel de 1987 un appariement juridique, un lien/liant juridique commun entre la communauté nationale comprenant l’ensemble des locuteurs, unilingues créoles et bilingues français-créole d’une part ; et, d’autre part, il existe un lien juridique référentiel majeur entre « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » (le terme langues est consigné au pluriel) et les « droits inaliénables et imprescriptibles » en conformité avec l’Acte d’indépendance de 1804 et avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Sur le registre d’une jurilinguistique haïtienne qu’Haïti aura à élaborer, l’on peut déjà noter la référence constante au Droit, à la constitutionnalité de l’Acte d’indépendance de 1804 qui consacre l’émergence d’une nation souveraine ayant vaincu le colonialisme. Et cette référence constante au Droit apparie l’Acte d’indépendance de 1804 au texte fondateur consacrant l’universalité des droits humains, à savoir la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
La « dimension Droit » est l’une des caractéristiques majeures de la Constitution de 1987, et cela s’explique en grande partie du fait que l’Assemblée constituante a voulu prémunir Haïti d’un retour du fascisme duvaliérien. Tel que précisé plus haut, les droits citoyens fondamentaux sont identifiés dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 : « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur (…). Cette proclamation préambulaire est explicitement renforcée (1) par le dernier segment du « Préambule » du texte constitutionnel dans les termes suivants : « Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective », d’une part. Et, d’autre part, elle est explicitement renforcée (2) au Titre III – Chapitre II qui consigne explicitement « Des droits fondamentaux » : la liberté individuelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association, etc. L’article 19 du Titre III – Chapitre II du texte constitutionnel dispose de surcroît que « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ».
Il existe une remarquable communauté de vision entre la Constitution haïtienne de 1987, la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 (DUDL) et le « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » adopté le 13 mai 2011 et qui actualise la DUDL. Comme nous l’avons déjà exposé dans nos articles et dans nos livres de linguistique publiés en Haïti et au Canada, les droits linguistiques sont un droit premier. À ce titre, ils doivent être situés dans le grand ensemble des droits citoyens désignés dans la Constitution de 1987 (voir notre article « Droits linguistiques et et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, 11 octobre 2017 ; voir aussi notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwoye pou dwa lengwistik ann Ayiti », Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2018). Il y a lieu de rappeler que la Constitution de 1987 consigne explicitement la parité statutaire entre le créole et le français : ils sont à égalité, sans indication préférentielle ou hiérarchique, des langues co-officielles sur le registre de leur statut (article 5) et sur celui des obligations de l’État (article 40) en matière de production/diffusion dans les deux langues officielles de tous les documents de l’Administration publique. La parité statutaire –ou égalité de statut–, entre le créole et le français, alors même qu’elle est inscrite dans la Constitution de 1987, est déniée par les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole qui, au creux du rachitisme avéré de leur « pensée » linguistique, mènent une récurrente fatwa contre la langue française en Haïti et pour l’institution de « yon sèl lang ofisyèl » au pays. Selon les Ayatollahs du créole, leur récurrente fatwa contre la langue française en Haïti est l’unique moyen de lutter efficacement contre un soi-disant « sentòm gwojemoni neyo kolonyal » tapi dans l’inconscient collectif haïtien et dont l’objectif serait de s’opposer à l’aménagement du créole. Sur ce registre, il ne faut pas perdre de vue que dans l’univers idéologique clivant et compulsif des Ayatollahs du créole, leur catégorisation révisionniste, à géométrie variable, de « gwojemoni » et de « sentòm gwojemoni neyo kolonyal » –réservée uniquement au français, la seule « langue coloniale », qu’il faut à tout prix « déchouquer » en Haïti–, ne doit surtout pas s’appliquer à l’anglais, la langue dans laquelle se déploie la domination impériale des États-Unis en Haïti depuis l’Occupation américaine d’Haïti de 1915… La parité statutaire constitutionnelle entre le créole et le français –que l’État ne respecte toujours pas depuis 1987–, n’invalide aucunement la juste perspective que l’État haïtien, dans son futur énoncé de politique linguistique nationale et dans sa future Loi de politique linguistique éducative, pourra légiférer dans le but d’instituer un aménagement préférentiel du créole en raison, entre autres, de sa minorisation institutionnelle et de l’obligation de faire du créole, loin des mesures cosmétiques qui ont cours actuellement au ministère de l’Éducation nationale, la langue de l’apprentissage des savoirs et des connaissances. Le « constitutionnalisme haïtien », lorsqu’il abordera la question de l’aménagement de nos deux langues officielles, devra en tenir compte rigoureusement, comme d’ailleurs il devra tenir compte du fait que la Constitution de 1987 n’a pas introduit la notion de langue nationale présente dans les textes législatifs et dans les constitutions de plusieurs pays. Le « Compendium de l’aménagement linguistique au Canada » expose, sous le titre « Le statut de langue nationale », un éclairage notionnel particulièrement intéressant dont pourraient s’inspirer le « constitutionnalisme haïtien » et la « jurilinguistique haïtienne » : « Dans le cas d’une langue déclarée nationale, l’État ne s’engage pas lui-même à utiliser cette langue, mais seulement d’en assurer la protection et la promotion, puis d’en faciliter l’usage par les citoyens. Ainsi, un État peut décider d’accorder un tel statut parce qu’il paraît moins contraignant que l’officialité qui engage l’État à employer une langue donnée. L’objet de cette mesure est de reconnaître que le groupe n’est pas une simple minorité : il fait partie du patrimoine national. En principe, toutes les langues parlées par les habitants d’un pays pourraient être des langues nationales. Mais le seul fait de le reconnaître dans un texte juridique a des implications importantes parce que cette reconnaissance entraînera des droits. Par exemple, en Suisse, les trois langues officielles fédérales sont l’allemand, le français et l’italien, mais les langues nationales sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche ; cela signifie aussi qu’une langue nationale peut aussi être une langue officielle. En Suisse, les locuteurs du romanche ont acquis des droits, mais ils sont moindres que ceux qui parlent les trois autres langues. Au Royaume-Uni, la langue officielle est l’anglais, mais le gallois au pays de Galles, l’écossais en Écosse et l’irlandais en Irlande du Nord sont des « langues nationales ». Autrement dit, une langue nationale n’est pas nécessairement une « langue officielle ». Dans certains pays d’Afrique, comme au Sénégal, le gouvernement facilite l’enseignement du wolof en tant que langue nationale, mais continue d’utiliser le français comme langue officielle dans l’administration. Le Zimbabwe fait de même avec le shona dans les domaines de l’éducation et de la justice tout en utilisant l’anglais dans les autres secteurs » (source : Site de l’aménagement linguistique au Canada (SALIC), Institut des langues officielles et du bilinguisme de Université d’Ottawa).
Le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », défini ci-après, renvoie à la fois à sa dimension politique et juridique, et il est fort éclairant que l’Assemblée constituante ait consigné un si explicite « Préambule » dans la Constitution de 1987 selon les termes suivants : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (…) ». « Fortifier l’unité nationale » est de l’ordre de la gouvernance politique de l’État –le « Préambule » est conclu dans cette perspective par l’obligation d’« instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains »–, et ce choix politique de société repose sur les garanties constitutionnelles inscrites dans les articles relatifs aux droits citoyens désignés dans notre charte fondamentale. Un tel choix politique de société trouve toute sa légitimité dans notre charte fondamentale au Titre III – Chapitre II qui consigne explicitement « Des droits fondamentaux ».
Dans l’expression « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », chacun des termes (« bilinguisme », « équité », « droits linguistiques ») est porteur de traits définitoires distincts et pourtant liés.
Alors même que le terme « équité » comprend les sèmes définitoires de « Caractère de ce qui est fait avec justice et impartialité » (Le Larousse), les termes « bilingue » et « bilinguisme » sont le lieu d’âpres débats notionnels contradictoires et l’objet de cet article n’est pas d’en exposer les grandes avenues ni les principales tendances. La réflexion que nous proposons en partage s’attache plutôt au bilinguisme en tant que politique d’État tout en gardant à l’esprit que « Des 195 États souverains, 54 sont officiellement bilingues, c’est-à-dire 27,6 % des pays du monde pour une population regroupant environ deux milliards de personnes (Jacques Leclerc : « L’aménagement linguistique dans le monde », Québec, CEFAN, Université Laval).
Le dictionnaire Le Robert définit comme suit le « bilinguisme » : « Caractère bilingue (d’un pays, d’une région, de ses habitants). Le bilinguisme en Belgique, au Québec (personnes). Qualité de bilingue. Le bilinguisme parfait est rare ». Pour sa part, Le Larousse consigne la définition suivante : « Situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel) ; situation d’une communauté où se pratiquent concurremment deux langues ». Ranka Bijeljac-Babic, de l’Université de Poitiers, introduit des éléments de définition en ces termes : « Les termes « bilingue », « bilinguisme » désignent différents phénomènes selon qu’ils décrivent un individu, une communauté ou un mode de communication. Une personne est bilingue si elle utilise deux langues de façon régulière ; une société est bilingue si elle utilise une langue dans un contexte et l’autre dans un contexte différent. » (« Enfant bilingue / De la petite enfance à l’école », Éditions Odile Jacob, 2017). Le bilinguisme de société évoqué dans le dernier segment de cette définition est contestable et il rappelle l’opposition de nombre de linguistes au concept de diglossie appliqué à la situation linguistique haïtienne.
Sans entrer dans les détails, il est utile de mentionner l’éclairage que propose le linguiste-aménagiste Jean-Claude Corbeil lorsqu’il établit une « Distinction entre bilinguisme en tant que projet individuel et bilinguisme en tant que projet collectif / Distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel ». Ainsi, « L’objectif du bilinguisme de langue commune est de donner à l’individu une aisance linguistique en langue seconde qui lui permette, par exemple, d’entretenir une conversation courante, de lire, d’aller au cinéma, de faire ses courses, de manger au restaurant, en somme les gestes les plus familiers de la vie quotidienne. (…) c’est le vocabulaire surtout qui caractérise le bilinguisme de langue spécialisée : il s’agit, ici, d’acquérir le vocabulaire d’une science, d’un métier, d’une technique, ou encore un ensemble de vocabulaires qui constituent la langue d’une entreprise. Le bilinguisme est institutionnel lorsque la société tend à vouloir faire de chaque individu un individu bilingue tant de langue commune que de langue spécialisée » (Jean-Claude Corbeil : « L’embarras des langues / Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise », Éditions Québec-Amérique, 2007).
Dans le droit fil de ces différents éclairages notionnels, nous entendons par « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » la politique d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987 et qui s’articule sur deux versants indissociables :
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À l’échelle de l’État, le bilinguisme institutionnel instaure la parité effective et mesurable entre nos deux langues officielles et il garantit, dans la sphère publique, l’obligation de l’État d’effectuer toutes ses prestations, orales et écrites, en créole et en français, et d’élaborer/diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays. Le bilinguisme institutionnel se réfère ainsi en amont aux droits linguistiques collectifs ainsi qu’à l’« aptitude d’un service public à fournir à la population et à son propre personnel des services dans les deux langues officielles » (Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton, et Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).
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Le bilinguisme individuel recouvre le « droit à la langue » (le droit à l’acquisition et à la maîtrise des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti ; le « droit à la langue maternelle » (le droit à la maîtrise et à l’utilisation de la langue maternelle créole dans toutes les situations de communication) et qui est étroitement lié aux obligations de l’État sur le registre du bilinguisme institutionnel.
En tant que politique d’État, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » que nous préconisons au coeur de l’aménagement linguistique en Haïti constitue sur plusieurs plans une avancée majeure. Il est conforme au « Préambule » et aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, il est en lien direct avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et il s’articule à la perspective centrale en jurilinguistique selon laquelle les droits linguistiques, dans leur universalité, sont à la fois individuels et collectifs. Dans cette optique, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » renvoie à toute la problématique du rôle de l’État en matière de mise en œuvre des droits linguistiques et quant aux garanties constitutionnelles qu’il faut obligatoirement leur accorder.
Ainsi, dans une série d’articles spécialisés parus sur le site de l’Observatoire international des droits linguistiques, « L’État et les droits linguistiques », le juriste Graham Fraser prend soin de noter que « Les droits linguistiques sont plus que des moyens de protection : ce sont aussi des outils de transformation qui permettent aux citoyens (…) de fonctionner en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, les droits linguistiques sont, à n’en pas douter, des droits individuels, mais ils n’acquièrent leur plein sens que dans le contexte de la communauté linguistique dont fait partie la personne qui les revendique. » (Revue de droit linguistique 5 / 1, 2018.) Dans cette même publication, Graham Fraser –« Senior Fellow » (« Professionnel en résidence ») à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa, auparavant Commissaire aux langues officielles du Canada et président de l’Association internationale des commissaires linguistiques de 2013 à 2016–, mentionne la référence suivante tout en faisant ressortir le rôle de l’État en matière de droits linguistiques : « Voir notamment R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768 au parag. 20 : « Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs ; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques […] ». Sur ce registre, il faut prendre toute la mesure que la mise en application des droits linguistiques exige des mesures gouvernementales explicites et appropriées et elle crée des obligations pour l’État : ces mesures et obligations doivent être consignées dans un dispositif d’ordre juridique et administratif.
Enseignant de carrière et éditorialiste disposant en Haïti d’une large audience dans les milieux éducatifs et dans les médias, Roody Edmé nous invite avec hauteur de vue à une réflexion rassembleuse sur le bilinguisme haïtien dans les termes suivants : « Si l’on parle de refondation de ce pays, on ne peut faire l’économie d’un dispositif législatif consacrant l’autodétermination et la protection de la langue parlée par tous les Haïtiens, tout en conservant au français sa place historique. Notre bilinguisme est une richesse qu’il faut donc cultiver comme la terre, assainir comme notre environnement, et le mettre au service du jeune Haïtien comme un outil précieux d’éducation et de production de richesses » (« Bilinguisme haïtien : sortir de la zone grise », AlterPresse, 13 février 2022).
Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue