— Par Nelly Schmidt —
Étudier une commémoration, c’est aborder deux séries de questions relatives tant au sens et aux fonctions du phénomène qu’à la mémoire — ou à l’amnésie — collectives qu’elle sous-tend bien souvent, malgré son objectif de remémoration. Par-delà les discours, les symboles, les signes, les différents types de fêtes et manifestations auxquels donne lieu la commémoration, l’analyse fait intervenir le problème d’une certaine conscience commémorative, de la place de l’histoire dans la société qui veut ainsi se souvenir. De même se pose un ensemble de questions relatives à l’actualisation de l’événement ainsi rappelé, des fonctions que les organisateurs de la commémoration lui attribuent de manière souvent non explicite, au-delà d’hommages presqu’inévitablement simplificateurs. Autant de thèmes de réflexion qui s’imposent à l’historien. Autant de questions qui, dans le cas de la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1948, prennent une dimension et une signification particulières. Là où le mythe politique, là où l’amnésie collective prédominent, là où, dès 1848 on prôna, de tous les horizons politiques, I’ «oubli du passé »1, la commémoration de l’abolition de l’esclavage prit dès la fin du XIXe siècle des accents particuliers. La perception de l’histoire dont elle fut le reflet permet à l’historien de procéder à une relecture critique des éléments de transmission de l’information, de la démarche commémorative en elle-même et de révolution de l’historiographie. L’analyse des contextes éclaire de manière probante, dans le cas qui nous occupe, les conditions de l’actualisation de l’événement commémoré, les fonctions qui lui furent attribuées, les significations spécifiques du discours qu’elle sous-tendit et les aspects souvent réducteurs de cette entreprise du souvenir.
Contextes
De la première commémoration de l’abolition de l’esclavage en 1849 aux réunions annuelles qui ont aujourd’hui lieu tant en Guadeloupe, en Martinique qu’au Panthéon, celle du centenaire, en 1948, a sans doute revêtu un caractère des plus significatifs quant au contexte politique dans lequel elle s’est inscrite.
En 1849, le premier anniversaire dit «de la liberté » en Guadeloupe donna lieu à des incidents qui opposèrent les trois tendances politiques alors en présence dans la colonie. La plantation d’un arbre de la liberté par le gouverneur de l’île à Basse-Terre et sa bénédiction par les instances religieuses furent précédées d’un détournement de l’arbre par les leaders du mouvement indépendantiste, dit à l’époque «séparatiste », né dans l’île dès 18482. Cependant, le «parti des colons » se cantonnait dans un attentisme vigilant, adressant au gouvernement central ses listes de doléances3. La célébration du premier anniversaire de l’abolition s’inscrivait dans un ensemble de cérémonies, proclamations publiques et autres diffusions de messages à l’intention de la population coloniale — les deux-tiers venaient d’accéder au statut de «nouveaux libres » — dont les objectifs étaient identiques dans leur répétition : incitation au travail, à l’emploi sur les plantations de canne à sucre, maintien de l’ordre public et réduction des tensions politiques par la limitation de l’exercice du droit de vote et le musellement de la presse.
A la fin du XIXe siècle, les commémorations de l’émancipation qui avaient perdu leur caractère officiel prirent la forme de banquets en l’honneur — et autour — de Victor Schœlcher. En 1914, le gouverneur de la Guadeloupe E. Merwart fit du 21 juillet, jour de la Saint-Victor, une fête légale. Après la mort de Schœlcher en 1893, sa personnalité, et non le décret d’abolition, fut honorée par diverses associations et groupes du souvenir en Guadeloupe, en Martinique comme à Paris4.
Dès cette époque, le souvenir s’attachait ainsi non à l’événement, non au décret d’abolition (avril 1848) ou à sa promulgation dans les colonies (mai 1848) mais à l’homme qui était à l’origine du texte et avait mené les travaux de la commission d’abolition. Son anniversaire (de naissance) s’était substitué aux repères chronologiques publics.
En 1948, le centenaire devait revêtir les mêmes caractéristiques, se situant toutefois dans un contexte différent, multiple, qu’il est nécessaire de fixer dans ses grandes lignes, tout au moins au niveau colonial.
La période de la Seconde Guerre mondiale avait promu le domaine colonial français à un statut de réserve et de point d’appui pour la Résistance, souvent rappelé au lendemain du conflit. Dans les colonies où il était connu, en Guade¬ loupe et en Martinique notamment, le nom de Victor Schœlcher fut invoqué tant par les autorités de Vichy que dans les rangs de la Résistance. Le gouvernement de Vichy, version coloniale, prôna l’assimilation de la Guadeloupe et de la Martinique, leur soumission sans faille à l’ordre pétainiste, leur intégration à la «grande famille » française, aux ordres du «père » de la nation. Dans un amalgame bien singulier, et cependant que la vie des colonies en nécessaire autarcie économique entrait en contradiction avec le principe de l’assimilation et les dépendances qu’il supposait, Schœlcher était invoqué, là encore, dans des messages de propagande diffusés par la presse et les hommes politiques du régime5. La Saint-Victor, après avoir été célébrée essentiellement par les républicains de gauche, fit l’objet d’une récupération par les autorités de Vichy en tant que symbole d’attachement à ta patrie. L’amalgame fut ainsi fréquent entre Schœlcher et Pétain, tous deux associés comme symboles de la générosité et de la sollicitude françaises à l’égard des populations coloniales.
Le texte fixant le «Ralliement des Antilles françaises au Comité français de la Libération nationale », le 14 juillet 1943, associait quant à lui l’engagement dans les Forces Françaises Libres, l’inauguration du Musée de la Libération nationale et la commémoration de la «délivrance des îles » à celle de l’anniversaire de Schœlcher6. La commémoration de l’action de Félix Éboué, Guyanais, gouverneur de la Guadeloupe en 1936, du Tchad à partir de 1938, partisan de De Gaulle en juin 1940 et du «redressement de l’empire tout entier », devait jusqu’à nos jours, s’inscrire dans le même contexte que celui de Schœlcher, en un hommage commun à leur œuvre pour ia liberté.
Éboué, gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, franc-maçon, membre de la Conférence de Brazzaville, avait notamment aidé la progression de la colonne Leclere vers l’Afrique du Nord en 1943. Aimé Césaire, en juillet 1945, prononçait à Fort-de-France un discours à l’occasion de la fête de Schœlcher, «cette ombre formidable qui inlassablement monte la garde à l’une des portes de la conscience humaine ». Évoquant la «souplesse » mais aussi la «solidité » des liens existant entre la France et ses colonies, Césaire jugeait Schœlcher comme «le grand initiateur », estimant que «toute la Conférence de Brazzaville (était) déjà dans Victor Schœlcher »7.
En 1946, c’est en se référant à la mémoire de Schœlcher, plus largement associée à celle de la République et des Principes hérités de 1789 et mis en application en 1848 que les députés de Martinique, de Guyane et de Réunion firent voter par l’Assemblée la loi dite de départementalisation «tendant au classement » des colonies françaises des Caraïbes et de la Réunion «comme départements français »8. De même, c’est au nom de Victor Schœlcher que les parlementaires des nouveaux départements dénonçaient à partir de 1947 l’immobilisme du gouvernement central dans le domaine colonial et la non-application de la législation d’assimilation promise. Les revendications de certains d’entre eux invoquèrent Schœlcher dans le contexte très précis de son action en 1848, à l’époque de la proclamation de la République et de sa présidence de la Commission d’abolition de l’esclavage. L’homme était non seulement étroitement associé à la mesure d’abolition de l’esclavage, mais les deux étaient quasiment assimilés. Déplorant que le gouvernement n’ait pas donné suite aux projets de mise en valeur économique de la Guadeloupe et de la Martinique et d’assimilation politique des deux îles émis en 1946, Rosan Girard, alors député de la Guade¬ loupe, publiait dans L’Humanité du 16 avril 1947 un article intitulé «Quadelou¬ péens et Martiniquais veulent rester Français ». Estimant qu’il importait de «conserver à la France des possessions que d’autres s’efforcent ouvertement de lui ravir » (il désignait ainsi les États-Unis et les entretiens de la Conférence des Caraïbes au sujet des possessions françaises), R. Girard rappelait que la population des colonies concernées sait que «tout mouvement en avant du peuple français dans le sens de l’extension des libertés populaires a eu d’heureuses répercussions sur la démocratie aux Antilles ».
Dans le même esprit, le président Vincent Auriol, invité par le Cercle de la France d’outre-mer, répondait à la motion des gouvernements sud-américains réunis à Bogota, jugée comme contestant «la souveraineté française à Cayenne, Pointe-à-Pitre et Fort-de-France » en «affirmant (…) la souveraineté française sur les Antilles et la Guyane ». Rappelant la vocation et le sens de la «présence française à travers les continents », il «réaffirmait (la) mission traditionnelle (de la France) qui était de conduire les peuples dont nous avons pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires, au pays de l’abbé Grégoire et de Victor Schœlcher, ce n’est pas une vaine promesse »9.
Le lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le domaine colonial français fut par ailleurs marqué par des troubles en Tunisie et au Maroc, des incidents et une sanglante répression à Madagascar. Le contexte colonial en 1948, c’était aussi la Guerre d’Indochine, commencée dès 1945 avec l’envoi d’un corps expéditionnaire français sous les ordres du général Leclere. C’était la volonté de reconquête dans cette région du monde en vue, selon le général de Gaulle, du maintien de la souveraineté française sous la forme d’une «Fédération indochinoise ». Les accords de la Baie d ‘Along signés le 5 juin 1948 avec l’ancien empereur Bao-Daï, qui représentait si peu les forces en présence dans la région, prévoyaient une indépendance du Vietnam «par association dans le cadre de l’Union Française », au mépris de l’influence croissante du Vietminh.
Abolition de l’esclavage, développement du culte schoelcherien, promesses renouvelées d’une politique d’assimilation coloniale et maintien des territoires coloniaux dans le cadre français étaient les composantes d’un mélange auquel l’histoire restait étrangère, malgré les velléités exprimées et certaines formes du discours. Ainsi les amalgames étaient-ils fréquents et de large ampleur depuis 1946. D’un anachronisme l’autre, la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage en 1948 ne devait échapper à aucun écueil, à aucun simplisme.
Choix et acteurs
Les initiatives et les manifestations auxquelles donna lieu la commémoration du centenaire furent relativement nombreuses mais souvent identiques. Création de comités, organisation de conférences, diffusion d’émissions radiophoniques, cérémonies et discours officiels, publications de plaquettes et articles se succédèrent en 1948 et au début de 1949, portant une même empreinte, celle du contexte évoqué précédemment, à la fois multiple, contradictoire, engendrant bien souvent simplismes et réductions excessifs.
Le repérage des activités des comités qui furent créés — et l’exemple particulier de la Guadeloupe —, celui des moyens employés pour diffuser un certain nombre d’informations et de connaissances et l’analyse des discours prononcés permettent d’évoquer les principaux aspects que revêtit la commémoration. Toutefois, l’inventaire systématique des rencontres et manifestations diverses n’est pas l’objectif de cet article. L’intérêt de l’étude du fait commémoratif réside davantage dans l’analyse du contenu des manifestations et publications, eux-mêmes révélateurs quant aux buts visés par le biais de cette actualisation d’un événement centenaire.
Des crédits furent ouverts par la loi du 10 septembre 1947 pour la commémoration du centenaire de la Révolution de 1848, de la Ile République et du tricentenaire du rattachement de l’Alsace à la France. Émile Merwart, ancien gouverneur de la Guadeloupe, présida un Comité fédéral des originaires d’outre¬ mer, Gaston Monnerville étant vice-président. Le comité se donnait pour objectif l’organisation de la commémoration de l’abolition de l’esclavage et, à plus long terme, le transfert des cendres de V. Schœlcher et de F. Éboué au Panthéon, cérémonie qui devait avoir lieu en 1949, mais qui fut rattachée à la commémoration de 1948. Baptême d’une salle du Conseil de la République, remise d’un buste de marbre au Palais du Luxembourg, réalisation d’une médaille de bronze à l’effigie de Schœlcher par la Monnaie ponctuèrent, à Paris, cérémonies et discours. En mai 1948, Gaston Monnerville sollicitait le président du Conseil en vue du dépôt d’un projet de loi autorisant le transfert au Panthéon des cendres de Schœlcher et Éboué, «premier résistant de la France d’outre-mer »10.
Un Comité départemental du centenaire fut fondé en Guadeloupe et en Martinique, présidé par les préfets. En Guadeloupe, les cérémonies se déroulèrent du 25 avril au 2 mai 1948 pour la commémoration des «journées de Février, du décret du 27 avril et (de) l’action décisive du Libérateur Victor Schœlcher » par les représentants du gouvernement, les élus locaux, le Conseil général, les maires, les délégations communales et des «notabilités de l’île », et la plantation d’un arbre de la liberté. Le 27 avril fut «réservé aux manifestations organisées par les municipalités »11.
A Paris, conférences, émissions de radio évoquèrent l’événement et surtout l’homme. Le 27 avril 1948, G. Monnerville, alors président du Conseil de la République, L. Sedar Senghor et A. Césaire, députés, prononcèrent un discours à la Sorbonne. Le Grand-Orient de France consacrait deux émissions de radio à l’abolition de l’esclavage ainsi qu’à Victor Schœlcher et à Félix Éboué. Le ministère de l’Éducation nationale recommandait quant à lui aux recteurs d’organiser avec le concours des maîtres la commémoration de l’abolition. La circulaire était accompagnée d’une «Notice sur Victor Schœlcher »12.
La commémoration fut perçue par certains de ses protagonistes comme la célébration d’événements figurant parmi les plus importants qu’aient vécu les populations coloniales : «c’est » 1848 » qui accomplit cette métamorphose humaine, réussite rare, sinon unique dans l’Histoire, en faisant de ces » propriétés pensantes » qu’étaient les esclaves des citoyens »13. Le transfert en mai 1949 des cendres de V. Schœlcher et de F. Éboué au Panthéon, alors interprété comme «double canonisation laïque (…), apothéose raisonnée de cette idée de liberté qui inspira les auteurs du décret du 27 avril et qui reste chère aux peuples de l’Union française » 14 fut ressenti comme la consécration de l’actualisation des composantes historiques de la commémoration.
Le discours commémoratif, d’un siècle l’autre, rappelait aux assistants de chaque cérémonie que leur «foi dans les destinées de la Grande Patrie et de la République n’a jamais vacillé » : «1848 fait partie du patrimoine intangible de la France républicaine et de l’Union française. » Schœlcher, «conquérant d’âmes pour la France », héritier de l’abbé Grégoire, «père spirituel » de F. Éboué, était sans cesse évoqué : «Frères de France, c’est à vous qu’il appartient de poursuivre l’œuvre de Schœlcher! »15.
Le texte des discours de G. Monnerville, L. Sedar Senghor et A. Césaire fut publié par les Presses Universitaires de France dès 1948, avec une introduction d’Édouard Depreux, ancien ministre de l’Éducation nationale. Estimant que «bien des leçons peuvent être tirées de cette commémoration », E. Depreux associait sans nuance I’ «affranchissement général » du 27 avril 1848 «au principe même de la République », l’hommage à V. Schœlcher à celui qu’il convenait de rendre à F. Éboué, «exemple éclatant de ces Français d’Amérique, fils d’affranchis qui se jetèrent dans la lutte, non pas comme des mercenaires sans âme, mais comme des hommes qui, depuis Schœlcher et grâce à Schœlcher, ont compris qu’il n’est pas au monde de bien supérieur à la liberté » 16. A. Césaire estima que «de tout ce qui à l’époque fut dit, fut fait, fut vanté, fut proclamé, rien ne subsiste, rien sinon très précisément cette chose sur laquelle les journaux de l’époque furent si peu loquaces : la suppression de cette institution qu’une barbarie civilisée avait pendant deux siècles instaurée et maintenue sur le continent américain : l’esclavage des noirs »17. Il soulignait en outre que I’ «immense mérite de Victor Schœlcher » était en fait son «actualité » : «méditons quelques-unes des phrases les plus vigoureuses de cet homme admirable, dont il serait vain de commémorer la mémoire, si l’on n’était décidé à imiter sa politique »18. Ainsi, I’ «actualisation » de l’abolition de l’esclavage passait-elle, une fois encore, par l’hommage à Schœlcher, en tant qu’effet quasi exhaustif de la victoire remportée par ce dernier lorsqu’il «arracha » le décret d’émancipation aux autorités gouvernementales pourtant sollicitées par les représentants des colons en faveur du maintien du statu quo social et politique dans les colonies.
Césaire concluait :
«Quand on parcourt les campagnes antillaises, le cœur se serre aux mêmes endroits où se serrait, il y a un siècle, le cœur de Victor Schœlcher : les mêmes cases sombres et branlantes, les mêmes grabats pour les mêmes lassitudes, les mêmes taches de misère et de laideur dans la splendeur du paysage, les mêmes hommes mal vêtus, les mêmes enfants mal nourris, la même misère chez les uns, la même opulence aussi chez les autres, aussi égoïstes, aussi insolents; et si du point de vue politique, le vieux rêve de Victor Schœlcher a été réalisé, la transformation des vieilles colonies en départements, à voir certains événements récents, qui pourrait affirmer que l’administration elle-même a désappris totale¬ ment certaines méthodes que Schœlcher dénonçait il y a un siècle? »19. Quant à G. Monnerville, il concluait : «Le geste de 1946 (vote de la loi de départementali¬ sation) s’inscrit dans le sillage de celui de 1848. La même audace, la même noblesse s’attache aux deux »20.
Dans une conférence donnée en l’Hôtel du Grand-Orient à Paris le 3 mars 1948, Paul Moreau, membre du Conseil de l’Ordre du Grand-Orient, secrétaire de la Commission de la France d’outre-mer, précisait à juste titre que «l’abolition de l’esclavage ne fut pas simplement une question française mais un de ces problèmes que l’humanité tout entière, dans son progrès indéfini, a eu à cœur de résoudre »21. A rencontre des affirmations selon lesquelles la Révolution de 1848 aurait aboli l’esclavage avec une «improvisation hâtive w22, P. Moreau rappelait les travaux de la Révolution française dans le domaine colonial. Dépassant le cadre traditionnel du rappel ponctuel de la mesure prise par le gouvernement provisoire et de la préparation du décret d’émancipation par Schœlcher, il situait ces événements dans un contexte historique plus large. Seul parmi les auteurs de brochures et discours publiés à l’occasion du centenaire, il consacra quelques paragraphes aux grandes lignes de l’évolution et des contraintes de la législation du travail dans les colonies après l’abolition de l’esclavage et à la survivance de «formes déguisées d’esclavage »23.
Commémoration et amnésie
Le manque de diversité, la pauvreté, en fait, du discours commémoratif dont témoignent les textes publiés à l’occasion de ce centenaire, posent de manière directe le problème de l’histoire, du rôle de l’historien, des interprétations auxquelles ses travaux peuvent donner lieu.
Que dit ta commémoration? Le bilan de la thématique qui en émane par-delà les associations faciles dans leur anachronisme, les amalgames et les réductions historiques dont témoigne l’analyse précédente, met en évidence les points suivants : l’abolition de l’esclavage ne serait due qu’à un homme, Victor Schœlcher; cet homme était républicain, à l’origine du courant politique de l’assimilation coloniale, champion de ia liberté et des droits civiques des citoyens coloniaux, d’une colonisation par l’école et par le bulletin de vote; l’hommage et la reconnaissance des populations coloniales à son égard — la commémoration du centenaire de l’abolition ne prit le plus souvent que cette forme et cette signification — prenaient une nouvelle dimension à la lumière des événements du XXe siècle : résistance à l’oppression pendant la Seconde Guerre mondiale, action de Félix Éboué, vote de la loi de départementalisation des anciennes colonies en mars 1946, maintien des nouveaux départements français d’outre¬ mer comme de tout autre territoire colonial dans le cadre français.
De même, en 1933 en Grande-Bretagne, la célébration du centenaire de l’abolition de l’esclavage de 1833 par le Parlement avait-elle correspondu avec celle de la mort de William Wilberforce, prenant tous les aspects d’un hommage à l’homme et au «triomphe national et impérial » du pays24.
Que répondirent les historiens? A l’image du discours commémoratif, le discours historique resta lui aussi bien pauvre, de faible envergure et particulièrement réducteur, quelques initiatives isolées mises à part.
Si la commémoration du «Tricentenaire des Antilles françaises » en 1935 ne fut accompagnée que de peu de publications méritant attention25, celle de 1948 ne fut guère plus riche en ce domaine. Hommage à Schoelcher, symbole de la «République généreuse et libératrice », analyse partielle du contexte de la signature du décret, ignorance apparemment délibérée du long processus de destruction du système esclavagiste en cours pendant tout le XIXe siècle aux Caraïbes, interprétation politique au sens restrictif du terme et non historique de la suppression de l’esclavage, telles furent les caractéristiques constantes du discours historique à l’époque du centenaire26. Outre une accumulation de récits chronologiques des événements survenus entre février et mai 1848 et la consécration de V. Schœlcher — qui envisagea pourtant lui-même le processus d’abolition de manière plus large et comparative — il convient de signaler la publication d’extraits de son œuvre sous le titre Esclavage et colonisation27 . De même parurent de brèves analyses historiques, telle celle des travaux de la Commission d’abolition de l’esclavage publiée par Émile Tersen dans le recueil consacré au centenaire par la Société d’Histoire de la Révolution de 1848 ou l’article de Ch. -André Julien sur «La Révolution de 1848 et les territoires d’Outre-Mer » dans la Revue Socialiste 28.
Bien que Schœlcher lui-même eût procédé à l’examen minutieux des conditions et contextes d’abolition, bien qu’il eût comparé en ce domaine les décisions prises — et leurs conséquences — au niveau de l’ensemble des puissances européennes et des colonies des Caraïbes, les ouvrages et articles parus en France ne tinrent pas compte de cette nécessaire ouverture géohistorique. Ils restèrent dans l’ignorance des travaux anglophones publiés à la même époque, de même que des méthodes d’analyse pratiquées par la toute nouvelle école historique française29.
Aucun mouvement historique ne fut déclenché à l’occasion de cette commémoration, contraste surprenant si l’on mesure cette quasi-inertie à l’exploitation politique que sous-tendit le centenaire. L’article «Centenaire de la liberté » publié par la Revue d’Histoire des Colonies en 1948 30 se contentait de reprendre à son actif les arguments émis par les colons pendant la première moitié du XIXe siècle concernant le «meilleur sort » réservé aux captifs africains dans les colonies américaines qu’en Afrique même et le retard de l’abolition française par suite de la difficile et coûteuse question de l’indemnisation des propriétaires d’esclaves.
Les Cahiers d’Outre-Mer, dans un article de L. Joubert intitulé «Les conséquences géographiques de l’émancipation des Noirs aux Antilles, 1848 », transmettaient pour plusieurs décennies — jusqu’à nos jours en fait — l’interprétation erronée selon laquelle les esclaves auraient «déserté », au lendemain de l’abolition, les plantations vers les montagnes, les terres en friche ou les bourgs de Guadeloupe et de Martinique où ils devaient, selon l’auteur, mener une «vie oisive »31. L’ouvrage de Gaston-Martin, L’abolition de l’esclavage : 27 avril 1848 32 reflétait lui aussi une vision remplie de simplismes et d’amalgames de la situation socio-politique coloniale dans laquelle travailla la Commission d’abolition. Les contributions plus réduites, articles brefs et brochures, de même que les ouvrages consacrés à V. Schœlcher mentionnés ci-après en Références, ne donnèrent pas d’information supplémentaire.
La commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage ne prit pas en compte la complexité globale du phénomène et de l’évolution des sociétés coloniales pendant la période post-abolitionniste. Ceci au profit d’une simplification apparemment sans ambiguïté. Schœlcher mis à part, les «hommes de 1848 » dans les colonies concernées, ceux qui se présentèrent aux élections législatives et dont certains furent élus, ceux qui animèrent sur place le mouvement républicain et schœlcheriste, fondèrent les clubs politiques et les journaux, furent l’objet de retentissants procès politiques, n’accédèrent pas au corpus de la mémoire collective. Pas une initiative, que ce fût dans le domaine des manifestations publiques ou des publications, ne peut être relevée concernant les acteurs de 1848, les premiers concernés. La trame historique qui seule permet de les comprendre, de connaître leur action et ses conséquences à long terme, les craintes qu’ils provoquèrent chez les colons et les administrateurs coloniaux, les oppositions qu’ils soulevèrent, la réalité socio-économique sur laquelle ils tentèrent d’agir reste désespérément absente. La personnalisation excessive de l’événement commémoré ne permit même pas une meilleure connaissance de l’œuvre de Schœlcher lui-même. La prédominance de l’actualisation — allant jusqu’au détournement politique — dans le processus de commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage en 1948 semble avoir mené à la négation de larges pans de l’histoire de cette période pourtant si déterminante dans l’évolution des Caraïbes.
Nelly SCHMIDT
NOTES
1. Cf. l’ensemble des professions de foi rédigées à l’intention des électeurs de Guadeloupe et de Martinique à l’occasion des scrutins législatifs de 1848 à 1850 : V. Schœlcher, L. Mathieu, France, Mazulime et notamment C. Bissette dans l’ouvrage Réponse au factum de M. Schœlcher intitulé «La Vérité » (Paris, 1850) et A. Gatine, Commissaire de la République en Guadeloupe qui prônait une politique de «conciliation », de «concorde » dans son appel «Aux électeurs de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane française, de la Réunion et du Sénégal », 20 mai 1 849, Paris.
2. Il s’agit du mouvement mené par M.-L. Sénécal, ancien régisseur de plantation. Le 27 mai 1849, il avait donné l’ordre à la population de la ville de Basse-Terre de ne pas se rendre à la cérémonie d’anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Il avait transporté l’arbre de la liberté, qui devait alors être planté, à son domicile, obligeant le maire de la ville à venir le chercher. Cf. les comptes rendus du procès publiés dans Le Courrier de la Martinique en septembre-octobre 1851.
3. Cf. sur l’article des colons à partir de 1848, N. Schmidt, «Questions de pouvoir aux colonies » in Bulletin du Centre d’Histoire de la France Contemporaine, XIXe-XXe siècles, Université Paris X-Nanterre, 1988.
4. Cf. par exemple le Groupe des Guadeloupéens animé par Hanna-Charley à Paris pendant les années 1920-1938 et N. Schmidt, «Victor Schœlcher. Mythe et réalité », in 1848. Révolutions et mutations du XIXe siècle, Bulletin de la Société d’Histoire de la Révolution de 1848 et des Révolutions du XIXe siècle, 1988.
5. Cf. Richard D. E. Burton, «Vichyisme et vichyistes à la Martinique », in Les Cahiers du Cerag, Centre d’Études Régionales Antilles-Guyane, n° 34, février 1978.
6. Cf. le Bulletin d’Information et de Documentation du Comité Français de la Libération Nationale, 30 mai-31 juillet 1943, Alger.
7. Cf. «Hommage à Victor Schœlcher (I) », Tropiques, Fort-de-France, 1945, p. 229-235.
8. Cf. les comptes rendus des discours et débats publiés par le Journal Officiel, février-mars 1946.
9. Article du Monde, 30 avril 1948, p. 8.
10. Cf. à ce sujet G. Monnerville, Vingt-deux ans de présidence, Pion, Paris, 1980, pp. 53-57 et 400-401. Le transfert des cendres de Victor Schœlcher fut autorisé par la loi no 48-1117 du 13 juillet 1948, signée par V. Auriol, président de la République, Schuman, président du Conseil des Ministres et E. Depreux, ministre de l’Éducation nationale. La ville de Houilles (Yvelines), où mourut Schœlcher, organisa le 4 juillet 1948 une cérémonie à l’occasion de l’inauguration du buste de Schœlcher (après la destruction du précédent par les autorités nazies) par le Comité fédéral de la France d’outre-mer du Centenaire de 1848.
11. Cf. le récit des événements dans le fascicule Commémoration du Centenaire de l’abolition de l’esclavage, conférence prononcée le 27 avril 1948 à Basse-Terre par R. Bogat, Imprimerie Officielle, Basse-Terre, Guadeloupe, 1949. Il n’existait pas encore à cette époque de querelle sur les dates de commémoration de l’abolition. Les références étaient alors V. Schœlcher d’une part, le 27 avril de l’autre, jour de la signature du décret par le gouvernement provisoire. Les événements survenus dans les colonies et les dates auxquelles les gouverneurs avaient dû promulguer le décret — 23 mai en Martinique, 27 mai en Guadeloupe, avant le jour officiel prévu, deux mois après l’arrivée des commissaires généraux de la République — n’étaient pas pris en compte. De nos jours, les dates de la commémoration ont été fixées par la loi du 30 juin et le décret du 23 novembre 1983 : 23 mai en Martinique, 27 mai en Guadeloupe, 27 avril en France.
12. Cf. la circulaire du 16 avril 1948 signée par le directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale H. Viguier. La «Notice » intitulée «Schœlcher et l’abolition de l’esclavage », due à Ch. -A. Julien, était un extrait de la revue encyclopédique Le Larousse mensuel de mai 1948.
13. Cf. l ‘Avant-propos du fascicule de R. Bogat publié par l’Imprimerie Officielle de la Guadeloupe pour la Commémoration du Centenaire en 1949, déjà cité.
14. Ibidem.
15. Idem.
16. E. Depreux citait ainsi le discours de L. Sedar Senghor.
17. Idem, p. 22.
18. Idem, p. 28.
19. Idem, p. 32.
20. Idem, p. 45.
21. «La Révolution de 1848 et l’abolition de l’esclavage », 6e Conférence du cycle 1947-1948, 3 mars 1948, Diffusion du Foyer Philosophique, 18 p.
22. Idem, p. 8.
23. Idem, p. 16.
24. Cf. S. Drescher, » The Historical Context of British Abolition « , in Abolition and Its Aftermath. The Historical Context, 1970-1916, D. Richardson Ed., Éd. F. Cass, Collection » Legacies of West Indian Slavery « , Londres, 1983.
25. Signalons toutefois celle de documents et lettres inédits relatifs à V. Schœlcher par les services de l’Imprimerie Officielle de la Guadeloupe à Basse-Terre en 1935 et d’une Bibliographie d’histoire coloniale, 1900-1930 par A. Martineau, P. Roussier et J. Tramond.
26. Cf. N. Schmidt, «L’historiographie de l’abolition de l’esclavage, 1848-1948 », in Espaces Caraïbes III, Université Paris X-Nanterre, 1985.
27. Publication dirigée par Émile Tersen, président de la Société d’Histoire de la Révolution de 1848, introduite par Aimé Césaire, PUF, Paris, 1948.
28. Janvier-février 1948.
29. Citons notamment, pour les travaux anglophones, la thèse, qui fut à l’époque déterminante, d’Eric Williams, originaire de Trinidad, Capitalism and Slavery, soutenue en Grande-Bretagne en 1944 et l’ouverture en Jamaïque en 1946 du Collège Universitaire des West Indies, qui permirent un développement plus précoce qu’en France d’études historiques sur le domaine .colonial britanni¬ que.
30. Article de J. Renard dans le n° 81.
31. Numéro d’avril-juin 1948.
32. PUF, Collection du Centenaire de la Révolution de 1848, Paris, 1948.
Références
— Pierre Baude, Centenaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises et la Seconde République française, 1848-1948, Fort-de-France, Imprimerie Officielle, 1948, 176 p.
— Raphaël Bogat, Centenaire de la Révolution de 1848. Commémoration du Centenaire de l’abolition de l’esclavage, Basse-Terre, Guadeloupe, Imprimerie Officielle, 1949, 47 p.
— Gratien Candace, «Victor Schœlcher : l’abolition de l’esclavage », comptes rendus mensuels des séances de l’Académie des Sciences Coloniales, 1948, no 3.
— Aimé Césaire, «Hommage à Victor Schœlcher (I) », Tropiques, 1945, Fort-de-France, pp. 229-235.
— Idem, introduction à Esclavage et colonisation, Presses Universitaires de France, 1948.
— Idem, L. S. Senghor, G. Monnerville, E. Depreux, Centenaire de la Révolution de 1848, Commémoration du Centenaire de l’abolition de l’esclavage, Vendôme, PUF, 1948, 48 p.
— R. Delavignette, «1848, révolution créatrice », La Nouvelle Journée, Bloud et Gay, Paris, 1948.
— Gaston-Martin, L ‘abolition de l’esclavage : 27 avril 1848, collection du Centenaire de la Révolution de 1848, PUF, Paris, 1948.
— Louis Joubert, «Les conséquences géographiques de l’émancipation des Noirs aux Antilles, 1848 », Les Cahiers d’Outre-Mer, no 2, 1948, Bordeaux.
— Charles-André Julien, «La Révolution de 1848 et les territoires d’Outre-Mer », Revue Socialiste, janvier-février 1948.
— Martyrologe colonial, 3 fascicules, Paris, 1948.
— Paul Moreau, «La Révolution de 1848 et l’abolition de l’esclavage », 6e Conférence du cycle 1947-1948, Hôtel du Grand-Orient de France, 3 mars 1948, Paris, Foyer Philo¬ sophique, 1948, 20 p.
— J. Perrigault, «Il y a cent ans nous mettions fin à l’esclavage », Revue de la Martinique, no 24, avril 1948.
— Léonard Sainville, Schœlcher Victor, Fasquelle, Paris, 1950, 272 p.
— Maurice Satineau, Schœlcher, héros de l’abolition de l’esclavage dans les possessions françaises, Éditions Mellottées, Paris, 1948, 156 p.
— «Ralliement des Antilles françaises au Comité français de la Libération Nationale », Bulletin d’Information et de Documentation, 30 mai-31 juillet 1943, Alger, 1944.
— Raphaël Tardon, Le combat de Schœlcher, Éditions Fasquelle, Paris, 1948, 128 p.
— Émile Tersen, «La Commission d’abolition de l’esclavage » in recueil du Centenaire de la Révolution de 1848 publié par la Société d’Histoire de la Révolution de 1848, PUF, 1948.
— Idem, éditeur de Esclavage et colonisation, recueil de textes de V. Schœlcher, PUF, Paris, 1948, 220 p.
— Pierre Zizine jeune, Hommages à Victor Schœlcher, 1804-1893 et à Félix Éboué, 1884-1944, Imprimerie de Baron, s.d., 22 p.
Source : Persée