— Par Jacky Dahomay —
INTRODUCTION.
Si la citoyenneté est un processus inscrivant le sujet dans un système juridico-politique de droits et de devoirs défini par la loi et assuré par l’Etat, il est clair que le rapport à la loi, décrit par de nombreux observateurs comme étant chez nous très particulier, comme si l’instance même de la loi était mal intégrée, rend du même coup la citoyenneté dans nos pays hautement problématique.
De plus, si la citoyenneté –et cela depuis Rousseau- établit une distinction entre le peuple réel (communauté historiquement constituée dans ses caractéristiques anthropologiques ou culturelles) et le peuple politique (communauté de citoyens fondée sur un contrat ou une volonté générale et unie par un système de droits positifs unifiés), il est aussi clair qu’une communauté issue de l’esclavage et de la colonisation connaît sinon un effacement du moins une intégration problématique comme ne cesse de l’exprimer l’insistance d’une quête identitaire et les exigences politiques des nationalistes antillais.
Mais ce qui vient compliquer les choses c’est que l’exercice de la citoyenneté est en crise dans les pays dits démocratiques et cela pour au moins deux raisons : 1) Si jusqu’ici la citoyenneté s’exerçait dans un territoire défini, en un cadre national –précisément celui de l’Etat-nation- de nos jours des instances juridiques internationales établissent des lois qui contraignent les Etats mais aussi les citoyens. De plus en plus est émise l’idée d’une citoyenneté post-nationale. 2) Il faut aussi noter les modifications de la subjectivité produite par le développement du capitalisme, à son stade néolibéral mondialisé. Contrairement au capitalisme classique, certains domaines qui étaient censés tomber hors du calcul économique (l’éducation, la santé, l’administration, la recherche scientifique etc..) rentrent maintenant dans les critères de rentabilité (Cf. Balibar). Cela produit une transformation de l’activité politique, une modification de la subjectivité, un individualisme négatif pour reprendre l’expression de certains commentateurs contemporains comme Castel. Cela entraîne une dégradation de la démocratie cachée toutefois par un discours insistant sur la démocratie qui cache sa vacuité et que Badiou nomme « pornographie du temps présent ».
En somme, serions-nous en train de vivre en Guadeloupe une double crise de la citoyenneté démocratique, celle issue de nos problématiques anthropologiques propres, léguées par l’histoire, et celle des républiques démocratiques contemporaines dans lesquelles nous sommes inscrits ? Cela produit en Europe par exemple une recherche d’un communautarisme fondée sur l’imaginaire de la toute-puissance collective, une sorte de retrait du politique renforçant des identités pré-politiques ou impolitiques pour reprendre l’expression de Roberto Esposito, c’est-à-dire une prééminence des affects et des logiques de masses bien étudiées par Freud en son temps.
Cela produit sûrement des « populismes » d’un type nouveau et reste à savoir si ces populismes, quoique pouvant exprimer des demandes populaires (pour parler comme Ernesto Laclau) légitimes, puissent produire un schéma de libération authentique comme ont tenté de le penser Laclau et Chavez pour l’Amérique-Latine ce qui apparemment est un échec. L’originalité du mouvement social de 2009 en Guadeloupe dirigé par le LKP doit être analysée à nouveaux frais. A-t-il s’agit d’un mouvement de la société civile pouvant conduire à des modifications institutionnelles ou au contraire d’un mouvement populiste incapable de par sa nature à exercer le moindre changement institutionnel ? Comment expliquer que les mêmes qui manifestaient dans les rues avec le LKP aient voté pour Lurel ? Est-ce une manière de réaffirmer la volonté de maintenir la citoyenneté française ? Pourquoi la quête identitaire chez nous a-t-elle du mal à se coupler avec une quête d’identité politique propre c’est-à-dire avec une modification politique essentielle pouvant établir une communauté de citoyens distincte rigoureusement de la république française ? Si cette quête identitaire est impolitique, la psychanalyse ne pourrait-elle pas nous permettre de mieux cerner les affects mis en œuvre dans cette quête communautaire ?
Enfin et plus fondamentalement : l’épuisement des communautés traditionnelles comme la « classe » ou la « nation », leur crise évidente aujourd’hui–ce qui nous conduit à produire aussi bien une critique du nationalisme que du communisme- nous invitent nécessairement à penser de manière nouvelle les théories de la libération. Telle est la difficulté du moment actuel. En ce sens, réfléchir sur les difficultés de la citoyenneté en Guadeloupe ou aux Antilles en général c’est aussi s’inscrire dans une problématique plus générale de quête de nouveaux schémas de libération. A ce niveau, la théorie est encore balbutiante. Normal ! La philosophie disait Hegel, comme l’oiseau de Minerve, prend son vol le soir, c’est-à-dire quand la réalité a connu un certain développement. Il faut donc suivre attentivement le développement des luttes populaires pour plus de démocratie et plus de justice.