La cicatrice dorée du vase japonais

— Par Alain Nicolas —

La fiction réparatrice d’Émilie Notéris. S’appuyant sur une démarche venue des « queer studies », Émilie Notéris travaille sur le matériau des séries et films de science-fiction pour proposer une autre approche de l’imaginaire social.

Il est une confusion à éviter sur le titre de cet essai : le mot « réparatrice » ne doit pas faire croire qu’il s’agit d’une nouvelle reprise du thème de la fiction comme pratique de consolation d’une identité aliénée, où, pour employer un mot à la mode, de « reconstruction » d’une personnalité traumatisée. La fiction comme pansement n’est pas le sujet d’Émilie Notéris(*), qui situe son propos, à partir des « Cultural Studies », plus précisément des études queer qui visent à « déjouer les genres de nos imaginaires ».

S’inspirant de la théoricienne queer américaine Eve Kosofski Sedgwick, elle propose de passer de la fiction paranoïaque à la fiction réparatrice. La première construit un bunker où se mettre à l’abri du pire, toujours certain. Pour la seconde ce qui est fragile peut casser, et l’on peut vivre avec. Ainsi la réparation fait bouger les lignes et basculer les points de vue. Le concept s’applique à l’évidence au couple sexe-genre dont la « non-effectivité » a été mise en lumière depuis longtemps. Ses effets ne sont donc pas de l’ordre de la dénégation ou du refoulement. Ils mettent au contraire au premier plan la cassure et le processus de remise en état. Ainsi les maîtres japonais réparent un vase de porcelaine brisé en soulignant à la poudre d’or la jointure de la pièce recollée.

Un passionnant voyage

Traquer dans la fiction les résonances de l’art du Kintsugi japonais, tel est le propos d’Émilie Notéris, qui propose une relecture de séries ou de films de SF. Reprenant à nouveaux frais des classiques fréquemment abordés par les queer studies, ou abordant de nouveaux matériaux, elle procède à une analyse qui montre comment s’articulent et se dépassent les clivages binaires. Dans tous les cas, ces lectures changent d’axe, et déplacent les notions de genre et d’identité, de naturel et de monstrueux. Le chapitre consacré à « Games of Thrones » est à cet égard très éclairant, de même que celui d’ « Alien », centré sur le rôle de « Mother », l’ordinateur de bord du « Nostromo ». Plus inattendue est la remise en examen d’ « Une femme disparait » (« The Lady Vanishes ») d’Hitchcock, à la lumière de « Gone Girl » : « Ce qui a disparu (…) ce n’est pas véritablement une femme mais plutôt l’idée qu’on se faisait d’elle ». Aux côtés de « Barbarella » de Vadim, peu étudié et très sous-estimé, de « la Fiancée de Frankenstein » on découvrira des fictions moins connues, comme les séries « Scream Queens » et « Sense8 » qui a créé la surprise sur Netflix, ou les films « Ex machina » ou « Imitation game ».

« La fiction réparatrice » propose ainsi un passionnant voyage où, d’œuvre en œuvre, ce concept montre son efficacité pour faire rejouer des fictions qui n’étaient pensées que sous le régime paranoïaque de la menace. Surtout, parmi les enseignements à tirer de ce bref mais dense et salubre essai, le plus important à nos yeux c’est qu’au compte des binarismes renversés, on versera avant tout celui qui sépare théorie et fiction.

(*) Voir son entretien dans l’Humanité du 7 avril 2011 : https://www.humanite.fr/karl-marx-nous-invite-tirer-la-poesie-du-futur

La fiction réparatrice d’Émilie Notéris. Éditions Supernova. 144 pages, 15 euros

 

Source : L’Humanité.fr