— Par Patrick Chamoiseau —
La Martinique traverse une nouvelle crise. Mais toute crise demeure une opportunité. Les perceptions sont aiguisées, et ce qui semblait secondaire, voire impossible, peut soudain devenir praticable.
Cette énergie inhabituelle peut alors servir à autre chose qu‘à surmonter un trouble pour en attendre un autre.
Changer la focale
D’une part, la revendication « vie chère » n’est qu’une miette d’un ensemble à remettre en question. Toute approche non-globale favorise le maintien du « système-outremer » en vigueur. Elle est donc aliénante. D’autre part, le monde (dans ses accélérations techno-scientifiques, écosystème IA-numérique, menace climatique, aberrations démocratiques…) est le contexte déterminant de toute action-pays : agir-ici en soupesant le monde ; soupeser le monde dans un agir-d’ici. Dès lors, les grands défis martiniquais sont les suivants :
– combattre précarités, pauvretés, misères, nées du capitalisme consumériste ;
– assurer notre souveraineté alimentaire ;
– remobiliser le politique ;
– repenser le vieillissement comme un levier social ;
– innover dans les ingénieries démocratiques ;
– moderniser notre cadre institutionnel ;
– anticiper les impacts du changement climatique ;
– assurer un plan-catastrophe (éruptions, séismes, méga-cyclones, tsunamis, pandémies) ;
– maîtriser l’hyper-concentration urbaine et revitaliser nos déserts culturels, médicaux et sociaux ;
– élaborer une stratégie culturelle qui innerve l’ensemble de ces défis.
Ces urgences (souvent inscrites dans des programmations qui s’ignorent mutuellement) devraient se voir traitées ensemble, dans une intensité égale, circulaire, inter-rétroactive.
De l’assimilation à l’émancipation
Depuis 1946, l’assimilation est à la colonne vertébrale historique des Antilles dites françaises. Elle repose sur une relation de déresponsabilisation institutionnelle, d’assistanat et de dépendances entre l’Hexagone et ses colonies devenues « Outremer ». Le mot « assimilation » a disparu des discours, mais cette fièvre consumériste en cours en Martinique montre à quel point nos pays se consument dans un mimétisme aliénant avec le centre tutélaire, jusqu’à devenir des terres d’hyperconsommation.
Ce monstre-outremer (déjà largement autopsié) est d’abord une fiction narrative. Il fusionne dans un vocable absurde des complexités différentes. Il étend à l’aveugle un paradigme français et nie toute existence à des peuples-nations, multiples, composites, irréductibles à aucune de leurs sources. Cette alliance d’une matrice coloniale résiduelle, d’une hégémonie capitaliste et d’une dépendance institutionnalisée crée un alliage qui se nourrit de lui-même, affaiblit l’impulsion innovante et favorise un obscurantisme d’une violence inquiétante.
Pour s’en extraire, l’émancipation martiniquaise devrait forger sa propre vision du monde. Cela écarte la simple autonomie formelle ou une indépendance aujourd’hui redoutée, pour désigner une transformation des paradigmes de base. Celle-ci devrait avant tout renouveler les processus démocratiques. La surdétermination du modèle hexagonal empêche une réelle participation citoyenne : cette carence se signale par des soubresauts subits et des hystérisations vives que favorise notre pratique reptilienne des réseaux sociaux.
De nouvelles ingénieries de participation populaire sont à expérimenter, notamment via des plateformes numériques, inspirées d’exemples stimulants comme celui de l’e-démocratie estonienne. Une démocratie moléculaire, réagencée par nous, reconnecterait les citoyens aux processus de décision en intégrant des assemblées citoyennes ou des forums en ligne.
Ces outils, couplés à une réanimation des conseils municipaux, à une multiplication de conseils représentatifs, aborderaient des problématiques-pays et internationales telles que la responsabilisation individuelle et collective, la transition climatique, l’écosystème de l’IA-numérique, ou la nécessité d’une société post-capitaliste…
Un devenir ouvert
Sur le plan économique, il s’agirait de promouvoir un modèle plus égalitaire, basé sur une intention sociale, culturelle, écologique, numérique, circulaire et solidaire. La souveraineté alimentaire (enjeu crucial) passe par la création de filières agricoles et maraîchères diversifiées, ancrées dans des pratiques agroécologiques et soutenues par des logistiques numériques. Ces filières citoyennes, articulées du nord au sud sur des plateformes modernes, favoriseraient l’économie-pays tout en réduisant l’empreinte carbone.
Notre résilience face aux catastrophes imprévisibles s’en verrait renforcée. À cela s’ajouterait une action culturelle intensive pour contrer la dépendance alimentaire aux produits importés, renforcer les circuits courts, promouvoir une gastronomie-pays. Des ingénieries de coopératives transversales et une fiscalité adaptée compléteraient cette spirale vertueuse.
L’émancipation ne saurait être complète sans une inscription forte dans le tissu régional caribéen et une extension-rhizome au reste des Amériques. Cela suppose une approche relationnelle où la Martinique, loin d’un nationalisme obsolète, se transformerait (dans un premier temps) en une entité politique sub-nationale, reconnue par les organismes régionaux et internationaux.
Le devenir-caraïbe de la Martinique exige donc que les relations internationales de la France s’accordent aux interdépendances contemporaines qu’exacerbe la globalisation des urgences.
L’intégration dans la Caraïbe et les Amériques, couplée à des coopérations responsables avec l’Europe, permettrait à la Martinique de devenir (en association avec la Guadeloupe, la Dominique et Sainte-Lucie) une onde stratégique régionale, contribuant à des réseaux de transport durables, des politiques communes et une solidarité transversale face aux défis globaux.
Le monde a besoin de l’intelligence collective de tous pour affronter ses mutations majeures. La vieille Constitution française, sa République indivisible, qui minorent des peuples et rabaissent des nations, doivent se voir transcendées.
Un cadre institutionnel neuf
Une des clés de notre émancipation résiderait donc dans la redéfinition du cadre institutionnel martiniquais. Une « Charte-pays » pourrait formaliser une ambition politique intégrant les défis immédiats – pauvretés, vieillissement démographique, aliénation alimentaire, absurdité énergétique… – tout en inscrivant la Martinique dans une métapolitique où les enjeux intérieurs et globaux, échappant aux simplifications, conserveraient l’échelle de leur inextricable : responsabilisation, réduction des dépendances, sortie de l’assistanat, lutte contre le changement climatique, transition numérique, réinvention des espaces urbains, gestion proactive des malheurs annoncés…
Cette Charte servirait de socle à une révision de la Constitution française, en vue de reconnaître l’existence d’un peuple-nation martiniquais au sein d’une République unie.
Une telle audace juridique, en conformité avec les interdépendances du monde, augurerait d’une manière neuve d’organiser les relations entre peuples-nations-sans-État et les instances internationales. Une première problématisation du modèle occidental de l’État-nation serait ainsi posée.
Les leviers : culture et transition écologique
La culture devrait être le système nerveux de cette émancipation. Les États généraux de la culture (déjà prévus par l’actuelle mandature) s’attacheraient au renouvellement des pratiques culturelles en les rendant plus transversales, mieux territorialisées, moins enfermées dans des raideurs essentialistes, en résonance avec les fluidités relationnelles globales. La culture redeviendrait un moteur d’émancipation ; non plus une relecture victimaire de l’Histoire, mais un levier d’ouvertures, exploitant les créativités induites par un traitement massif des grands défis contemporains.
Parallèlement, la transition climatique conditionne le devenir martiniquais. L’effondrement du vivant, la montée des océans, les méga-cyclones, les ruminations volcaniques, risquent de se conjuguer dans les années qui viennent, et d’anéantir toutes possibilités neuves. La mise en place des énergies de troisième type, de l’économie écologique, sociale et circulaire, et d’un plan-catastrophes sont des impératifs de survie collective. Le soutien massif à ce vortex multidimensionnel, couplé aux dynamisations d’un kumbit culturel, nous offrirait l’en-commun inspirant dont l’absence nous taraude.
Décrocher les ornières héritées de la colonisation, réinventer nos liens avec le monde, entonner des chants d’innovation et de solidarité, capter les forces globales tout en sublimant la richesse vive de toutes nos différences : voilà ce qui échappe à cette focale de « la vie chère ».