« La Bête dans la jungle » & « La Maladie de la Mort »

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La Bête dans la jungle, d’après la nouvelle de H.James, adaptée par M.Duras, suivie de La Maladie de la mort, de M.Duras,m.e.s. Céline Pauthe. La Colline, Paris du 26/02 au 22/03 2015

— Par Michèle Bigot —

Sur la scène de la Colline, Céline Pauthe lance un double défi; le premier c’est de revisiter le texte de H.James adapté par Duras, après la mise en scène culte d’Alfredo Arias, avec Samy Frey et Delphine Seyrig en 1981. Véritable défi, car pour les amoureux du théâtre, cette mise en scène est restée une référence absolue: tant par la force de la mise en scène que par le jeu de ces deux acteurs sensuels et envoûtants. Et il est probable qu’il faut au moins un tel cocktail pour faire vivre ce texte aride, somme toute peu fait pour les planches. Autant la nouvelle d’H. James restitue avec intensité la quête angoissée de ces deux personnages, dont on se demande toujours lequel mène la danse, autant l’adaptation de Duras peine à faire vivre l’émotion, toute chargée qu’elle est de sa dimension métadiscursive.
Pour qui l’écoute attentivement, le dialogue durassien s’ingénie à cultiver le décalage, soit entre les répliques elles-mêmes, soit entre les répliques et la thématique de la conversation. Certes l’époque aimait cela, mais aujourd’hui on aimerait sortir de cette coque cérébrale pour retrouver le vrai de l’émotion. Sans doute est-ce là le rôle de la mise en scène, mais celle de Céline Pauthe, pour esthétique qu’elle soit, manque de la force érotique qui donnerait vie à cette dramaturgie.
La scénographie et les costumes imaginés par Marie La Rocca sont pourtant d’une grande beauté dans leur sobriété. Huis clos entre les murs chaulés d’un château anglais, miroir piqué au fond, portraits de la lignée qu’on imagine sans les voir, piano droit, table à thé, tout résume l’ambiance feutrée de cette bourgeoisie fin de siècle. L’illusion est parfaite, mais le décor reste un décor et toute l’élégance et le bon goût ne suffisent pas à restituer l’intensité de cette quête anxieuse du destin.
Car de quoi s’agit-il? D’une rencontre entre un homme (John Marcher) et une femme (Catherine Bertram), nourrie de souvenirs communs que l’on cherche à re-fabriquer. Et parmi ces bribes de souvenir, celui d’une confidence. Dans un instant d’égarement l’homme avoue à cette femme qu’il ne connaît pas qu’il est hanté par l’intuition qu’un destin mystérieux le guette comme le ferait une bête dans la jungle. « Vous m’avez dit que depuis votre plus tendre enfance, vous aviez, au plus profond de vous, la conviction d’être réservé à un sort rare et mystérieux. »
Désormais Catherine va partager l’attente de cette événement fatal aux côtés de John, leur vie commune s’épuisant dans cette attente anxieuse. Et comme dit Duras:  » La connaissance de l’histoire, vous la possèderez comme les héros de Henry James, quand elle sera terminée. »
Le second défi lancé par Céline Pauthe, la marque de sa singularité, c’est d’avoir imaginé un lien entre les deux textes de Duras, le premier inspiré de H.James et le second lui appartenant pleinement, La maladie de la mort. Comment articuler les deux? La mise en scène ne ménage aucune rupture entre les deux, comme pour dire que le second drame continue le premier. On passe insensiblement de l’une à l’autre, sur le même plateau, le décor se transformant lentement pour former une chambre, dont le signe manifeste est le lit central.Ecoutons Céline Pauthe:  » La Maladie de la mort pourrait avoir lieu dans les quelques fractions de secondes du cerveau de John Marcher à la fin de l’épilogue, comme une illumination, comme la radiographie d’une expérience psychique que le théâtre rendrait réelle, une sorte d’ultime épreuve ». Comme on le voit, il y a plus que des thèmes communs aux deux drames ( sacrifice passionnel de la femme (« l’intensité de fidélités »), amour non advenu, hantises et cauchemars d’enfants, ombre de la mort). En fait La Maladie de la mort vient rendre manifeste sur scène ce qui était resté ob-scène dans le premier drame: le corps réel, le bouleversement et la fascination de l’expérience sexuelle ramenée à sa vérité la plus intransigeante.
Défi relevé! Le second plus que le premier. Dans La Maladie de la mort, Céline Pauthe et ses comédiens (surtout Valérie Dréville et Mélodie Richard, touchante de vérité et de fragilité) emportent parfaitement l’adhésion. Le choix de mise en scène, distribuant la parole entre trois personnages, une récitante (Valérie Dréville) se glissant dans les interstices du dialogue entre l’homme et la femme, permet la distance requise pour faire de cette scène intime une scène de théâtre et rappeler à nous la force de la parole. Parler l’amour, en somme, plutôt que de le faire, voilà qui fait de l’échange amoureux un texte dramatique, d’une force surprenante. La femme dit son texte, l’homme le lit: épaisseur de ce texte qui fait écran, d’autant mieux qu’il est écrit à la P5 (« vous ») et fait alterner le conditionnel avec les autres temps, comme un indice de cette fiction. Le texte vient souligner à l’envi la part d’imaginaire qui envahit la scène du sexe. Dans ce registre de l’intériorité reconquise, Céline Pauthe évolue avec une maîtrise confondante.

Michèle Bigot,
CIEREC, AICT