— Par Selim Lander —
« Mariam erre dans la rue en état de choc. Commence pour elle une longue nuit durant laquelle elle va devoir lutter pour le respect de ses droits et de sa dignité ». Ce résumé de La Belle et la meute est très soft. En réalité, le film de Kaouther Ben Hania nous plonge dans l’horreur de bout en bout. Dès le prologue, où l’on voit l’héroïne se préparer pour une fête étudiante, le cinéaste insinue chez le spectateur un sentiment d’angoisse qui ne fera que monter crescendo. Nous l’avons déjà écrit : les vrais films d’horreur ne mettent pas en scène des monstres de fiction à grand renfort d’effets spéciaux et de sang dégoulinant, ils se contentent de dépeindre la réalité sous son jour le plus cru. On ne racontera pas l’histoire mais l’on peut dévoiler ce que le résumé implique déjà : « Lors d’une fête étudiante, Mariam, jeune Tunisienne, croise le regard de Youssef. Quelques heures plus tard, Mariam erre dans la rue en état de choc », etc. On se doute bien qu’elle a été violée mais ce qu’on ignore encore, et qu’on apprend bientôt en regardant le film, c’est qu’elle l’a été par des policiers dans leur véhicule de patrouille, tandis que le nommé Youssef, loin d’être le méchant de l’histoire, restera auprès d’elle aussi longtemps que possible pour l’aider dans sa quête de justice.
Le film est fondamentalement une critique en règle de la police dans les pays où l’Etat de droit n’est pas vraiment implanté. Dans ces pays-là seulement ? Au vu de certaines affaires qui ont défrayé la chronique au « pays des droits de l’homme », on peut en douter. Malgré tout, on espère qu’elles demeurent chez nous exceptionnelles et que la Justice, dans ces cas là, passe (passe vraiment ?). Quoi qu’il en soit, en Tunisie comme dans tout le Maghreb et dans les pays semblables, la police est tristement célèbre pour les chantages, extorsions de fonds, falsifications de preuves et brutalités en tout genre dont elle est coutumière. Mais la Tunisie, dira-t-on, n’a-t-elle pas fait la seule révolution réussie du « Printemps arabe » ? On sait, en réalité, que la situation y demeure extrêmement fragile et qu’elle peut basculer à tout moment vers une dictature laïque (style Ben Ali) ou plus vraisemblablement religieuse.
De fait, c’est en invoquant une loi de l’islam (les deux jeunes gens étaient en train de se bécoter) que les policiers vont fondre sur le couple, menotter le garçon et violer la fille à l’arrière de la voiture. Tout cela nous le découvrons assez vite. Le reste n’est que leur calvaire lorsqu’ils entreprennent de se retourner contre les policiers. Comment faire établir, pour commencer, un constat du viol lorsque la première démarche, préalable à toute visite médicale, exige de passer par la police pour déposer une plainte ? Les dés sont tellement pipés que l’on serait prêt à leur conseiller de laisser tomber. Nous savons dès le générique de début que le film est tiré du livre Coupable d’être violée, lequel relate une histoire vraie. Pourtant, lorsque le générique de fin précise que les deux policiers coupables ont été finalement jugés et condamnés à quinze années de prison, on le croit difficilement. Comment deux jeunes gens pauvres et sans appui pourraient-ils renverser la forteresse défendue par des individus sans foi ni loi – même s’ils ne cessent de les invoquer ?
Le procès de la police dressé tout au long du film par le cinéaste est en effet sans appel. Rarement aura-t-on vu une telle galerie de brutes jouissant avec un plaisir évident du pouvoir que leur confère non pas l’uniforme – ils sont en civil – mais d’une fonction qui les met a priori à l’abri de toute poursuite (ne sont-ils pas les défenseurs de la loi ?). Seule une policière porte l’uniforme ; lorsque Mariam atterrit enfin dans son bureau, elle peut croire son calvaire terminé…
Même si le viol n’est pas montré et si les policiers dans les commissariats s’abstiennent de brutaliser physiquement la jeune femme (sauf dans une scène particulièrement insoutenable), la violence des comportements (insultes, mépris, intimidations en tout genre) est telle qu’elle produit un effet de sidération chez le spectateur bien assis dans son fauteuil. Sans s’exempter soi-même de toute faute envers son prochain (qui l’oserait ?), on ne cesse de se demander comment il est possible que des individus appartenant à notre espèce puissent se comporter ainsi. On sait, bien sûr, que c’est possible et que les abominations de ce genre ont toujours existé mais cela reste abstrait tant qu’on ne le voit pas. Or c’est la force du cinéma que de pouvoir tout montrer.
Encore faut-il savoir manier une caméra et diriger des comédiens. Ben Hamia s’y prend avec une remarquable économie de moyens. Le récit est linéaire, la caméra suit Mariam (et Youssef tant qu’il demeure auprès d’elle) dans leurs démarches tout au long de la nuit jusqu’au petit matin. Tout baigne dans une atmosphère glauque, jusqu’aux couloirs trop éclairés de la clinique et de l’hôpital qui voient passer le couple à la recherche d’un secours. Le film alterne les gros plans sur Mariam, Youssef, les policiers avec des plans moyens qui créent une distance bienvenue pour relâcher un peu la tension. Le casting est remarquable, à commencer par les comédiens qui interprètent les deux rôles principaux, des jeunes ordinaires : ni beaux ni laids, ils jouent avec conviction, l’une la jeune fille encore naïve qui veut croire que le bonheur est naturel et que les méchants méritent punition, l’autre le jeune homme révolté qui a déjà compris que la société est divisée en deux camps irréconciliables. Les autres comédiens sont tout aussi remarquables dans des rôles ingrats (en dehors de Youssef, seuls deux personnages font preuve d’une réelle compassion à l’égard de Mariam). Si l’on a parfois l’impression que les comédiens qui jouent les méchants ont un peu de mal à entrer dans leur personnage, cela passe très vite : ils sont plutôt trop convaincants que pas assez !
Deuxième projection mercredi 7 février à 19h30 à Madiana.