— Par Jacques-Stephen Alexis —
Ce très beau texte de Jacques-Stephen Alexis nous a été envoyé par Jean Durosier Desrivières, puis par d’autres. Qu’ils en soient remerciés.
La belle amour humaine 1957
Heureuse année à mon ami l’Homme !
Heureuse année à ceux qui se cherchent et ne trouvent pas encore.
Heureuse année aussi à ceux qui ont trébuché dans le chemin difficile.
Heureuse année quand même à ceux qui ne croient à rien pas même à eux-mêmes. Heureuse année, bien sûr, à tous ceux qui souffrent, luttent, espèrent et croient toujours.
Heureuse année à tous mes frères, mes amis, à tous mes compagnons du spirituel qui combattent pour trouver la joie, la paix du cœur et le sentiment du devoir accompli.
Quand j’eus écrit ces vœux sur la page blanche, carré blême et interrogateur, qui attendait de recevoir l’image de moi-même qu’avec mes pauvres mots je dois transmettre à mes compagnons de rêves et de galères, j’ai posé la plume et j’ai réfléchi un long instant. Que sont en effet des vœux s’ils n’ont pas un objet précis, possible, réalisable ? Je me suis alors dit qu’il serait peut-être plus sage de m’adresser à ceux dont la mission est de contribuer à rebâtir le cœur humain, à mes amis intellectuels, français d’abord, puisqu’il m’échoit encore de passer une fin d’année avec eux.
Avant que de regagner ma belle île au loin qui m’attend, c’est une joie que de pouvoir faire part de mes réflexions à mes amis intellectuels, si français dans la diversité même des nuances de leur pensée. C’est une véritable libération que d’avoir la chance de leur dire ce qui m’oppresse le cœur en cette fin d’année tourmentée. Je n’ai certes aucune qualité particulière qui donnerait à mon propos une importance insigne, non, mais une parole issue d’un cœur clair et grand ouvert ne peut jamais se perdre. C’est pourquoi, pour que tous ensemble nous contribuions à faire que cette année soit meilleure pour tous les hommes de bonne volonté, je veux évoquer trois grandes et vieilles questions.
Comme on le sait, nègre, latino-américain et haïtien jusqu’à la moelle des os, je suis le produit de plusieurs races et de plusieurs civilisations. Avant tout et par-dessus tout fils de l’Afrique, je suis néanmoins héritier de la Caraïbe et de l’indien américain à cause d’un secret cheminement du sang et de la longue survie des cultures après leur mort. De la même manière, je suis dans une bonne mesure héritier de la vieille Europe, de l’Espagne, et de la France surtout. Ces deux dernières composantes sont décelables dans ma raison, dans mon affectivité comme dans ma sensibilité, indiscutablement. Et si j’ai choisi sans équivoque les familles humaines qui m’apparaissent comme les plus proches de moi, la famille nègre et la famille latino américaine, avec une égale détermination je ne suis nullement disposé à rien renier de mes origines. Je suis proche de la pensée et de la sensibilité françaises, et la France m’a tant donné que j’ai l’obligation de rendre le peu que j’ai à offrir.
La question de l’humanisme est bien vieille, la discussion a dû commencer quelque jour dans la horde primitive qui nous est commune à tous, alors que le langage venait à peine d’être acquis par notre espèce. Néanmoins un homme comme moi peut avoir beaucoup à dire à des européens sur l’humanisme de notre temps, car il n’y a pas très longtemps on nous reléguait, moi et ma race dans les communs de la Maison Humaine. En 1957 la question est crucialement posée, causons donc.
Bien sûr, l’humanisme ne saurait être une chose achevée, mais l’humanisme ne se développe pas tout seul, c’est nous qui le faisons avancer. Croyez-vous, amis intellectuels, que l’humanisme 1956 soit suffisamment profond, c’est-à-dire pleinement fondé sur un puissant, un débordant amour de l’homme, une confiance inébranlable en lui et en sa destinée aux perspectives infinies ? La question est posée à tous, quelles que soient les étiquettes dont ils se parent. A entendre une telle question la plupart d’entre nous seront tentés de regarder vers les autres et d’émettre des critiques à leur adresse, s’oubliant soi-même. Que chacun de nous regarde dans son cœur. Cet amour et cette confiance ne sauraient être platoniques ni à éclipses, si l’humanisme n’est pas un alibi, mais une réalité vivante. Pourtant !… Regardons parmi nous, amis intellectuels. Combien d’hommes secs, sans un élan spontané, sans une générosité désintéressée ne confondent pas, malgré leur talent, l’humanisme avec un esthétisme pur et simple, détaché de toute communion, de toute affection, de toute participation, de toute solidarité véritable ? Certains même, certains intellectuels, je dis bien, semblent haïr l’homme, haïr ce qu’ils sont eux-mêmes, objectivement ils le démolissent, ils lui enlèvent sa confiance en lui, ils ne mettent en évidence que ce qu’il y a de négatif, ils escamotent la merveille humaine, ils refusent de comprendre que, dans ses faiblesses, et ses laideurs mêmes, l’homme est mouvement continu, libération, beauté. Oh ! bien sûr, les choses n’atteignent pas toujours ce degré chez tous les intellectuels, mais on sent souvent cette négation sous-jacente, dans chaque détail de leurs œuvres et de leur vie, dans leurs rapports avec autrui, dans leurs petits gestes. Parfois cette besogne d’avilissement de l’homme prend la forme du doute, du scepticisme, de l’ironie caustique, de l’humour cannibale, et de très belles œuvres, de très belles vies nous laissent un relent douteux. Dans d’autres cas certains intellectuels témoignent d’un certain amour de l’homme, en dépit même de leurs propos. Mais qu’est-ce qu’un certain amour sinon le faux-amour, s’il n’est pas un amour certain ? Le pire des cas est encore l’humanisme verbal, oratoire, mensonger dans l’action, incapable de compréhension, de participation à la sensibilité et au drame d’autrui, mais combien de formes intermédiaires n’existent-elles pas ?
Qu’à certaines minutes s’élèvent en nous des doutes fugaces, que nous ayons des faiblesses passagères, cela ne saurait fondamentalement contester notre humanisme, notre amour et notre confiance en l’homme, mais l’amour doit être action, action quotidienne et délibérée. Il ne faudrait pas que nous nous laissions décourager par les tristesses de certaines heures, les impératifs brutaux qu’imposent les luttes sauvages de notre temps. Les guerres, les luttes, les compétitions, de quelque ordre que ce soit, ne sont jamais idylliques. Recherchons toujours l’essentiel, observons pour voir si ça bouge, si l’humanisme se développe, s’enrichit, se débarrasse de sa scorie. Ne passons pas de l’admiration béate et laudative à la négation pure et simple, d’un extrême à l’autre, dans un perpétuel chassé-croisé… Depuis des millénaires nous sommes liés à la même géhenne. Avec des hommes encore plus imparfaits que nous le- sommes aujourd’hui, l’humanité a indiscutablement avancé. Ce sont des hommes imparfaits qui transformeront la vie sur la planète terre, aucun ange ne descendra du ciel pour le faire à notre place. C’est le moins parfait qui donne le jour au plus parfait. A l’orée de l’année nouvelle, nous intellectuels qui, sommes des éducateurs collectifs, des guides, des porte-lumière, essayons de rendre notre humanisme plus profond en nous-mêmes, un peu plus vivant, un peu plus quotidien, un peu plus agissant. Hélas ! je ne suis pas naïf au point -de croire qu’il suffira de quelques mois pour que moi et les autres nous -nous débarrassions de notre scorie ! Mais si nous nous mettons au travail en’ nous-mêmes, quelles que soient nos conceptions et nos disciplines, nous pourrons à la fin de l’année qui commence constater un progrès tangible de l’humanisme en général. Tel est mon premier vœu pour 1957. Aimons et ayons confiance un peu plus en l’homme de partout, c’est-à-dire en nous-mêmes et que cela se traduise dans nos actes comme dans nos œuvres. Le deuxième vœu que je formule pour 1957, tout en étant lié au premier est sensiblement différent par ce qu’il implique. C’est à l’épreuve du feu que l’on mesure la valeur d’un, homme. Je dois dire que cette année écoulée nous a permis de mieux connaître ceux qui nous entouraient. Cette année a apporté joies, – il y en a eu de nombreuses sur la planète, – et aussi tristesses amères. Nous avons été à même d’éprouver la solidité des nerfs de celui-ci ou de celui-là, de vérifier la trempe des aciers et de mesurer l’harmonie intérieure à laquelle nos amis étaient parvenus. Nous sommes en effet tous doués de raison, d’affectivité et de sensibilité. Plus particulièrement l’intellectuel est celui qui a pris l’engagement envers lui-même de porter au plus haut point l’harmonie de ces trois facultés qui réagissent l’une sur l’autre. Il apparaît cependant que, de notre temps, raison, affectivité et sensibilité n’ont pas atteint le même degré de développement chez les individus. Celui-ci qui est doué d’une faculté d’intellection et d’un savoir très grand peut avoir son affectivité atrophiée et sa sensibilité émoussée ; il peut sous-estimer l’angoisse humaine, la vibration et le tremblement de l’humain, sa naturelle propension à la joie, au plaisir et à la paix intérieure. Celui-là au contraire peut donner le pas à son affectivité ou à sa sensibilité, il peut être porté à considérer le bonheur, l’amour et la sentimentalité humaine sans envisager dans les actes le possible, le nuisible, sans les lier à la raison. Enfin chez des personnalités assez bien développées sur chacun des plans des facultés humaines, on sent parfois un cloisonnement quasi absolu entre ces divers domaines. Je crois que chez l’intellectuel un tel manque d’harmonie, un tel cloisonnement peut retentir non seulement dans son œuvre, mais ce qui est aussi grave, dans ses attitudes pratiques, dans ses choix et dans ses prises de position. Un homme qui ne laisse pas parler son affectivité et sa sensibilité est certes victime d’une aliénation dangereuse à cause du pragmatisme, de l’utilitarisme, du jésuitisme et de la sécheresse qui en découle. Je ne crois d’ailleurs pas qu’une intelligence, aussi aiguë soit-elle, suffise pour saisir tout l’irisé et le mouvant de la vie. Dans d’autres cas cependant, certains ne font plus usage de leur raison et donnent libre cours à leur sensiblerie, à un « justicialisme » qui place toutes les valeurs dans l’abstrait, en dehors des luttes objectives, sans aucun contexte vivant. L’amour, la liberté, la morale, la joie, le bonheur, le respect de la personne humaine de- viennent des catégories abstraites, des antithèses isolées, des étalons absolus avec lesquels on essaie de mesurer la réalité dans quelque pays que ce soit, en dehors de l’histoire, dans n’importe quelle conjoncture. A mon avis, cette absence d’harmonie dans l’exercice des facultés humaines, leur cloisonnement peut conduire non seulement à des attitudes oscillant d’un extrême à l’autre, à des palinodies ridicules, mais encore peut conduire à des actions irréfléchies dans leur candeur et leur spontanéité, actions non mûries qui rendent plus difficiles les grandes luttes libératrices de notre temps et même retardent le règne de la liberté et de l’amour. Il est bien facile alors de dire après : « Je n’ai pas voulu cela ! » Il fallait y penser avant. On ne joue pas impunément à l’apprenti sorcier. On parle beaucoup ces jours-ci du droit à l’erreur, chacun le revendique pour lui et le refuse aux autres. Je ne connais aucun droit qui n’implique des devoirs et si le droit à l’erreur existe, nul n’a le droit de faire, avec complaisance, étalage de ses erreurs du moment. On n’a pas le droit de montrer une pensée qu’on sait incomplète, inachevée, fragmentaire, niant sentimentalement des aspects essentiels de la réalité. L’intellectuel est un responsable, il n’a pas le droit d’avancer des opinions qu’il n’a pas mûries, d’opiner sur des faits qu’il n’a pas scrupuleusement étudiés, vérifiés avec toute sa raison comme avec tout son cœur. Bien d’autres aspects de ce problème de l’harmonie intérieure, de l’harmonie et de l’interpénétration des facultés humaines existent aujourd’hui, mais on ne peut malheureusement pas évoquer tout. Il nous faut dans ces propos nous contenter de l’essentiel.
De quelque côté que l’on considère le problème de l’harmonie intérieure chez l’homme, et chez l’intellectuel en particulier, on se rend compte que c’est une question d’une incalculable portée et d’une immense résonance. Naturellement une harmonie intérieure parfaite n’existe encore chez aucun d’entre nous et moi par exemple, chaque jour je me rends compte ’des contradictions qui existent toujours en moi, mais l’harmonie intérieure est lutte, perfectionnement continu et l’essentiel c’est que nous soyons toujours en mouvement vers elle. L’homme est encore bien malheureux et parfois, quand je songe à l’écrasante responsabilité de l’intellectuel de notre temps, je suis effrayé de la tâche qui est devant nous. Trop de mises à l’écart de la sensibilité, trop de pragmatisme, trop d’actions mécaniques, trop d’erreurs dues à la sécheresse du cœur, à l’excès de la « cérébralité » sont à imputer à de grands intellectuels de notre temps, mais aussi combien d’actes irresponsables, passionnels, gratuits et criminels par leur manque de réalisme, combien de divorces entre la pensée et l’action sont à la charge de très grands créateurs ! Aussi, à l’orée de cette nouvelle année, nous souhaitons à tous nos amis une harmonie intérieure accrue. Que les intellectuels 1957 soient ce qu’ils doivent être, des « roses de raison », des hommes conséquents, sévères vis-à-vis d’eux-mêmes d’abord, scrupuleux dans leurs jugements, qu’ils soient des hommes de l’avenir, des premiers de cordée de la race des hommes.
Le dernier vœu que je formule ne sera pas moins important, à mon sens. Souvent nous entendons les intellectuels se plaindre du décalage réel qui existe entre le progrès matériel et la morale de notre temps. Bien sûr, il ne saurait en être autrement, puisque les anciennes valeurs idéales et morales survivent toujours longtemps après la mort des sociétés qui les ont conditionnées. Mais, puisque c’est par la lutte qu’une idée triomphe sur une autre, qu’une morale nouvelle détrône la morale qui l’a précédée, nous sommes en droit de nous demander et de demander à nos amis ce qu’ils font dans leurs œuvres et dans leurs vies pour que de nouveaux rapports humains soient instaurés. Je ne crois pas que le triomphe de la morale puisse se produire tout seul, sans l’action des hommes. Or il est une idée qui me met toujours en colère, à chaque fois que je l’entends énoncer, – et elle l’est fréquemment, – c’est le postulat selon lequel on ne saurait faire de la bonne littérature avec de bons sentiments. De quoi se plaignent alors les intellectuels de notre temps si dans leurs œuvres ils font l’apologie du vice, des bas instincts, de la gratuité et de l’immoralisme ? Loin de moi l’idée d’une littérature et d’un art édifiants dans le genre de la bibliothèque rose ; la vie de notre temps n’est pas une chose idyllique et larmoyante, les hommes ne sont pas des blocs de cristal, et je ne connais personne qui n’ait sa scorie. En conséquence, il faut selon moi, présenter la réalité avec ses beautés et ses laideurs, mais avec le sens scrupuleux des perspectives d’avenir. Bien souvent, ceux qui se plaignent le plus du décalage entre le progrès matériel et la morale sont les plus hystériquement attachés à une esthétique de la gratuité ou de l’ambiguïté. Je n’ai pour ma part aucun préjugé contre la recherche de formes belles et nouvelles, au contraire, sans aucun conformisme, je m’essaie à renouveler les anciens organons et les anciennes symboliques, voire même à en découvrir de nouveaux. Cependant si la vraie beauté en art et en littérature se réduit à de belles arabesques, à de belles formes, à de belles couleurs, à de beaux équilibres de sons, de mots ou de masses, pour lesquels les bas instincts, les vices, les hideurs de la vie sont les premiers ou -même les seuls matériaux, de quoi se plaignent les sectateurs d’une telle conception ? Avec cette continuelle apologie du crime, de l’anormalité, de la folie et du vice il est compréhensible que la morale de notre temps ne soit pas encore ce qu’elle aurait pu être. Ce sont les créateurs de toutes disciplines dont la production occupe les loisirs des masses et des élites qui sont responsables, pour la plus grande part de la conscience des hommes. Ils ont une très lourde responsabilité dans la crise de la morale contemporaine. Aussi je souhaite pour 1957, que dans un effort général, nous nous adonnions un peu, moins à la défense de la licence intellectuelle, de la pathologie du goût, de la perversion des sens et du cœur, sans cesser pour autant de dénoncer, en l’illustrant, ce qui est négatif ou délétère. Seule la réalité pratique et la vérité dans tous ’ses aspects peuvent être les inspiratrices d’un art humain, donc d’une société plus morale.
A l’adresse de mes amis, de mes camarades de tous les horizons, de tous les compagnons du spirituel et de tous les hommes de bonne volonté, je me permets de formuler ce triple vœu d’un fils d’une race et d’un pays qui ont beaucoup souffert et beaucoup lutté :
Par un humanisme plus profond et plus quotidien, par une meilleure harmonisation des facultés humaines, par une optique plus juste et plus morale de l’homme et de la vie, que 1957 soit un rayonnement de lumière, de sourire, d’amour, de liberté, de douceur et de paix sur le plus beau visage que nous connaissions dans l’univers, le visage de l’homme.
1957 peut être une grande année de la Belle Amour Humaine.
Les lettres françaises, 1957
Europe, 1971