— Par Roland Sabra —
Il n’était pas dans le hall du théâtre à l’arrivée des spectateurs. Peut-être le grand froid hivernal, tombé sur Paris, ou bien l’exiguïté de ce lieu provisoire, les Ateliers Berthier sont en rénovation, ou alors ces deux raisons à la fois. A 20 heures précises les portes de la salle s’ouvrent, l’assistance s’avance silencieuse, les hôtesses murmurent à peine quelques indications de places. On entre dans une église, un temple. Il est là, assis au premier rang, un peu gauche et chaque spectateur est dévisagé, enregistré dans la mémoire du Maître, comme s’Il recevait chez lui et qu’Il voulait saluer chacun de ses hôtes. Combien sont-ils d’ailleurs ? Oh là encore tout est calibré et s’il y a beaucoup d’appels, il y a peu d’élus. Cinq rangées de vingt places. Pas une de plus. Et l’on s’installe. Et si l’un ou l’une des participants échange avec son voisin, Il fait savoir par bouche à oreille, qu’Il réclame le silence. Et le fautif de se taire. Quant à celui qui pensait finir son casse-croute avant le début de la cérémonie, le Maître d’un regard sans appel lui fait comprendre l’inconvenance sacrilège d’un tel comportement. Et le pécheur de de s’immobiliser et de serrer dans son poing le reste de sandwich jusqu’à la fin. Il y a déjà longtemps que la salle est pleine et qu’elle fait silence devant l’autel, devant la scène, un plateau blanc d’une quinzaine de mètres de largeur avec, à deux mètres du bord en toile de fond, une immense tulle de gaze, aux mailles serrées, qui au cours de la cérémonie laissera entrevoir un plateau plus profond occupé par des décors renvoyant à un monde sous-marin. Au pied du rideau quelques coraux blanchis par la mort feront le lien avec l’arrière décor. Noir. Un long noir au cours duquel la salle aspire l’air qui lui sera nécessaire pour plonger en apnée dans le monde du silence.
Imperceptiblement une lumière se fait sur une partie du visage d’un comédien planté, jambes écartées sur le proscenium, un bras levé à mi-corps l’autre immobile le long du corps. Durant l’office il ne bougera pas de la place qu’il occupe à cet instant. Le Maître exige de ses comédiens une telle lenteur dans l’accomplissement des gestes que réalisation d’un sinogramme de Ta-Chi-Chuan par un pratiquant l’assimilerait, en comparaison, à Usain Bolt.
Et les premiers mots sont prononcés avec cette diction, ce phrasé, ce rythme, cette découpe syllabique, qui est une autre marque du Maître. La bouche du comédien comme un tabernacle du texte. Là encore il faudrait écrire le texte en majuscule. Dé-construction ou dé-théâtralisation ? L’effacement du comédien, l’effacement du geste, l’effacement du décor, l’effacement des accessoires sont au seul service du texte. A bien y regarder ces multiples effacements ne sont qu’apparents en ce sens, qu’ils résultent d’un travail qui ne se donne à voir que dans temps différé. C’est ainsi que le changement de position du récitant n’est perçu que dans l’après-coup de l’accomplissement du geste tant l’attention du spectateur est captive de l’énoncé. Il n’existe pas de théâtre plus respectueux du texte que celui-là. Dans ce théâtre calviniste le texte est, de façon paradoxale, le corps même du Christ tout comme, chez les catholiques l’hostie n’est pas une métaphore de la chair divine. Il faut y ajouter cette idée force que la représentation est une production du spectateur par le texte et le jeu de l’acteur. Et le Maître de citer Claude Sarraute : « Les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots. »
Ce théâtre du crépuscule, de l’entre-deux, d’ombres illuminées et de lumières blafardes est d’une beauté solaire.
Le dernier office du Maître s’appelle « La Barque le soir ». Un texte d’un auteur norvégien, Tarjei Vesaas dont Claude Régy, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a extrait les pages 74 à 94 et en a fait cette merveille dont on essaie ici de rendre compte. En 2010 Claude Régy avait déjà monté un texte de cet auteur tiré des Oiseaux, sous le titre Brume de Dieu. Le théâtre et le sacré toujours à l’œuvre chez le Maître. De quoi est-il question cette fois ci ? D’un homme qui se jette à l’eau, qui va tutoyer la Faucheuse, les bottes prises dans la vase, qui va s’en libérer, v rejoindre la surface, se laisser porter par le courant, s’agripper à un tronc d’arbre, se laisser dériver, entre vie et mort, entre humanité et animalité, entre aphasie et aboiement. Et c’est le mot barque, prononcé par son sauveur, qui lui permettra d’émerger de la nébuleuse infra-langagière. Le mot et la chose fonctionnent en miroir : la barque le sauve de la noyade et le mot « barque » le sauve de l’aphasie.
L’officiant de cette cérémonie est Yann Boudaud, comédien halluciné dont la gestuelle et l’expression corporelle sont absolument justes. Le travail des lumières soutient la profondeur du texte. La scénographie ne se dévoile pas d’emblée. Sa révélation progressive épouse la dynamique du texte. On touche ici à l’essence même du théâtre, où la construction du sens résulte de la communion théâtrale.
Paris, le 31/10/12
Roland Sabra
« La Barque le soir », de Tarjei Vesaas (traduit du norvégien par Régis Boyer, éd. José Corti).
« A demi cadavre, un homme dérive accroché, d’un bras, à un tronc d’arbre qui flotte à la surface d’un fleuve. Il dérive vers le sud « comme une conscience blessée ». Des choses qui viennent d’une autre existence – la sienne sans doute en un autre temps – se déchaînent sur lui. »
Claude Régy, Note d’intention pour La Barque le soir
Mise en scène : Claude Régy. Festival d’automne, Théâtre de l’Odéon-Ateliers Berthier (petite salle), 1, rue André-Suarès, Paris 17e. Mo Porte-de-Clichy. Tél. : 01-44-85-40-40. Du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 15 heures, jusqu’au 3 novembre. De 6 à 30 €. Durée : 1 h 20.www.theatre-odeon.fr
À Toulouse du 13 au 24 novembre ; Reims du 5 au 8 décembre ; Lorient du 18 au 25 janvier 2013, Orléans du 6 au 15 février 2013.