L’édition 2017 des rencontres AKAA
— Par Max Pierre-Fanfan —
« Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art mais seulement de la médecine », confie JMG Le Clézio dans son ouvrage intitulé « Haï » (l’activité, l’énergie). Un véritable cérémonial de guérison magique qui arrache l’homme indien à la maladie et à la mort. Serait-il celui-là même qui jalonne le sentier de toute création? Et si l’art participait de la métamorphose? Je veux la vie réclamait le poète martiniquais Aimé Césaire. Je veux le seul, le pur trésor, celui qui fait largesse des autres, je veux la vie, fût-ce au prix de la mort.
L’artiste à l’instar du « medecine man » nous propose une plongée dans les profondeurs de l’être. Sa quête consiste en une mise à nu du divin par la connaissance introspective de l’âme, tâche humaine de l’art, sa raison d’être, démontrée par le voisinage de la mort qui lui est imposé.
La répétition infernale
Lors de cette initiation apparaissent d’emblée les déterminations intimes de blessures ouvertes par des expériences convulsées peintes en feu( esclavage, colonisation, ségrégation, apartheid et leur lot de souffrances, de violences, d’humiliations, de crimes en tout genre). Toute la cure s’apparente à une anabase, une expédition vers l’intérieur, une odyssée au fond de la répétition. Cette répétition – infernale- fait revenir le pire dans l’existence comme une mauvaise mémoire chargée de toutes les fautes passées. L’éternel retour du pire…Dans son récit autobiographique, « Inferno », le dramaturge suédois Johan August Strindberg donne une version de l’éternel retour. Seuls reviennent le pire, la souffrance, les tourments, les peines, les dettes…En somme un passé qui passe mal. A chaque fois qu’il a du mal à passer dans notre histoire personnelle ou collective, il se coince dans gorges et suture nos paupières. Le passé mal passé, le passé mal vu devient la condition désolante de notre cécité quant au présent.
Les grands cris
Le passé mal dit, lui, offre la meilleure façon de se tenir dans un état de mutisme quant à notre propre futur. Cécité et mutisme quant à nos désirs. Le passé aussi n’a que très peu de sens autre que nostalgique si l’on ne s’acquitte pas du souci de l’inscrire dans un devenir .
« Il n’y a rien de pire que de voir surgir de manière sporadique, d’abord durant les nuits de l’esclavage, mais aujourd’hui aussi (…) ces grands cris de nations contrariées (…) ces cris, hélas s’élèvent grandioses pour de suite défaillir et s’enliser », indique l’écrivain martiniquais, Patrick Chamoiseau. Le monde est rempli de tous ces cris qui traversent les générations et parviennent jusqu’à nous par le biais d’une mémoire qui demande à être honorée. Encore faudrait-il qu’elle constitue une force et non point un fardeau. Rompre alors pour progresser, fendre un état de fait consensuellement donné pour inéluctable, quitte à « mourir à soi ».
« Si le grain ne meurt la plante ne poussera pas » , précisait A.Gide. Aimé Césaire force la membrane vitelline qui le sépare de lui-même. Le poète guadeloupéen, prix Nobel de littérature (1960), Saint-John Perse, quant à lui, procède à un arrachement volontaire, « plaise au sage d’épier la naissance des schismes » (Exil),et à un dépouillement, « me voici restitué à ma rive natale, il n’y a d’histoire que de l’âme, il n’y d’aisance que de l’âme ».
La métamorphose
« Comment voudrais-tu, te renouveler sans t’être d’abord réduit en cendres. Il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante », enchérit F.Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). La répétition est , paradoxalement, le nouveau baptême de la rédemption qui s’articule autour de la césure de la temporalité et de l’historialité et qui fait plus explicitement penser au double mouvement d’une individualité qui s’abîme dans son propre fond pour resurgir transfigurée.
C’est seulement après « Inferno » que Strindberg se met à envisager dans la pièce de théâtre, « Le Lien », une autre forme de répétition, comme loi de progression spirituelle. Dans la répétition on trouve donc à la fois tout le jeu mystique de la perte et du salut, tout le jeu théâtral de la mort et de la vie, tout le jeu positif de la maladie et de la santé. Cela dit, comme l’indiquait Marcel Proust, « si alors nous nous mettons à travailler, notre âme donne une sorte de survie à des sentiments qui n’existaient plus. Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps, il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte. Là où la vie emmure, l’intelligence de l’art perce une issue », (Le temps retrouvé »).
Le spirituel dans l’art
De son poste d’observation, l’artiste, ce passeur, cet homme du seuil, cet homme des frontières se tient sur la ligne du dehors, sur la « ligne de sorcière » comme la décrit Gilles Deleuze. C’est de là qu’il dirige le cérémonial. Cette frontière ce peut-être la terrible ligne de barrière dont parle Melville dans Moby Dick, celle qui peut nous emporter ou nous étrangler quand elle se déroule. Ce peut-être la ligne de drogue pour Henri Michaux qui donnera dans son œuvre hallucinogène la forme d’un stade ultime qui coïncide avec l’omnivoyance absolue de la conscience, et qui embrasse synoptiquement la totalité du monde. Ce peut-être les lignes de Kandinsky, suite organique de « Du spirituel dans l’art ».
Nous chevauchons de telles lignes chaque fois que nous pensons avec assez de vertige ou que nous vivons avec assez de force. Ce sont des lignes qui sont au-delà du savoir. Elles apparaissent dans toute l’œuvre de Michel Foucault. La ligne du dehors chez Foucault comme chez Maurice Blanchot, à qui il emprunte le mot (dehors); c’est ce qui est plus le plus lointain que tout le monde extérieur, c’est aussi ce qui est le plus proche que tout le monde intérieur. D’où le renversement perpétuel du proche et du lointain.
La lumière
L’artiste franchit cette frontière, il passe de l’autre côté du miroir, il plie et déplie cette ligne du dehors et la rend vivable. Il va au-delà du savoir-pouvoir. Cette phase que Michel Foucault désigne par processus de subjectivation n’est rien d’autre qu’un individuation particulière ou collective opérant par intensité.
L’art devient ainsi action, passion, puissance qui dépasse les bornes. L’art explore la nuit de l’âme et du mystère où baigne l’être humain. Après sa traversée du miroir du vécu quotidien et de la représentation; l’artiste renaît voyant, écoutant, devenant…L’artiste, dans ses œuvres, fait voir l’invisible, il dit l’indicible, il fait entendre l’indicible. Sa quête se veut celle du souffle créateur, de la lumière… Dans « La poésie parole essentielle », Aimé Césaire confessait être un homme du sacré: « il s’agit de retrouver le sacré. Il faut le retrouver par les voies de l’art ».
L’art pour panser, pour guider, pour sauver l’être, pour restituer aux forces terrestres et cosmiques les formes émouvantes et les silhouettes qui sont compréhensibles, celles de l’homme.
Max Pierre-Fanfan