— Par Rodolf Etienne —
Qui se souvient de Katherine Dunham interprétant la diablesse dans le ballet La Guiablesse, inspiré du folklore martiniquais et sous la direction de Ruth Page ? Qui se souvient aujourd’hui du Ballet Nègre, l’une des premières compagnies noires des Etats-Unis ? Et qui se remémore encore les apparitions fulgurantes de la chorégraphe à l’écran, comme par exemple dans Stormy Weather ?
Qui s’intéresse encore à ses études sur les danses et arts nègres de la Caraïbe, sur la culture haïtienne et, singulièrement, sur le vodou haïtien ?
Pourtant, Katherine Dunham est une de ces icones du XXème siècle qui semble ne pas devoir cesser d’inspirer les générations, tant par son immense talent, la rigueur de ses études ou, plus naturellement, en tant qu’afro-américaine ou, plus simplement, femme du Tout-Monde…
D’autant qu’elle-même, créole par la variété de ses origines, revendiquait tout autant sa créolité – sa mixité – que sa culture afro-américaine, sans parler qu’elle était partout chez elle dans la Caraïbe tandis que son cœur était indéfectiblement attaché à l’East Saint-Louis, dans l’Illinois.
Katherine Dunham nait le 22 juin 1909, à Glen Ellyn, dans l’Illinois. En 1928, sa famille s’installe à Chicago. Douée pour la littérature, elle publie dès l’âge de 12 ans sa première composition « Come back to Arizona » dans The Brownies’ Book, revue noire sous la direction de W.E.B Dubois. Sa vraie passion c’est la danse, elle intègre le ballet de Ludmilla Speranzeva1. Le maître va vite déceler chez l’élève un talent hors du commun et l’introduire dans l’univers élitiste de la danse new-yorkaise. Elle suivra parallèlement les cours de Mark Turbyfill, Ruth Page2 ou Vera Mirova. Elle s’inscrit aussi aux cours d’anthropologie de l’Université de Chicago et se spécialise en « danses et cultures de la diaspora africaine ».
En 1930, seulement âgée de 21 ans, Dunham monte la première compagnie de ballet nègre des Etats-Unis. Et bien que cette première soit un vibrant échec avec une seule et unique représentation, quatre ans plus tard, la compagnie rouvre ses portes pour survivre, avec des hauts et des bas, jusqu’en 1964…
Voyage de découverte dans la Caraïbe
En 1935, le Fond Julius Rosenwald lui est attribué, qui finance, pour son mémoire en anthropologie, un voyage d’études des danses de la Caraïbe. A Haïti, elle est accueillie par Jean Price Mars et est vite mise en relation avec des représentants officiels de la région Caraïbe, notamment de la Jamaïque et d’Haïti, ce qui aidera beaucoup ses recherches. Lors de son escale à la Martinique, île qui semble chère à son cœur, elle réalise un documentaire sur les danses de combat et la biguine (voir Ag’ya, Etudes, Martinique, 1936). En Haïti, fascinée par l’univers du vodou et ses multiples danses, elle se fait initier. De cette expérience, elle tirera le matériau essentiel à toute son œuvre. De retour aux Etats-Unis, elle présente le fruit de son travail, images, textes et musiques, devant ses généreux donateurs du Fond Julius Rosenwald. Tous sont fascinés par la qualité de son rendu.
Trois ans plus tard, elle produit son premier ballet complet au Théâtre fédéral de Chicago. Ce sera L’Ag’Ya, du nom de la danse de combat martiniquaise, le ladja. Le succès est immédiat et le L’Ag’Ya de Dunham intègre le prestigieux répertoire du Ballet Fédré du Théâtre du Grand Nord de Chicago. Katherine Dunham entamait son sentier de la gloire : on lui confia la direction de l’Unité Noire du Projet théâtral fédéral de Chicago et elle se retrouva rapidement en affiche de très nombreuses productions de Chicago. Peu de temps après, elle présenta son master en anthropologie, sous le titre « Danses d’Haïti : leur organisation sociale, classification, forme et fonction ». En 1939, autre coup du destin : la Warner Brothers produisait un film court qui lui était totalement consacré, Carnaval de rythme, de Stanley Martin, sous la direction de Jean Negulesco3.
En 1941, en seconde noces, elle épouse John Pratt, artiste canadien blanc de renom qui avait rejoint la compagnie en tant que designer costumier deux années plus tôt. Il réalisera tous les costumes portés dorénavant par Dunham, même dans ses films. En 1942, un an après le mariage, Hollywood fait de nouveau appel à elle pour les chorégraphies de Star Spangled Rhythm dans lequel elle présente son premier solo Sharp as a Tack. Elle fait ensuite une apparition très remarquée dans le film Stormy Weather, avec Lena Horne en vedette et en 1944 ouvre sa première école de danse et de théâtre à New-York.
Activiste des causes justes
Quelques mois plus tard, alors qu’elle doit se produire à Louisville, dans le Kentucky, elle adresse ce message clair à son auditoire, composé exclusivement de Blancs : « Je suis vraiment heureuse de savoir que vous nous aimez, mais ce soir, nos cœurs sont très tristes. Nous avons appris que votre organisation n’a pas permis que des gens comme vous soit assis à côté de gens comme nous. J’espère que le temps aidant et la rancœur que suscite cette guerre pour la tolérance et la démocratie… permettront un grand nombre de changements. Peut-être qu’à ce moment-là, nous pourrons revenir ». Katherine Dunham manifestait ainsi son soutien à la population noire engagée dans le combat pour les droits civiques. Un engagement pour les causes justes qui se manifestera tout au long de sa vie et qui, pour la communauté noire des Etats-Unis, se cristallisera autour de son attachement à l’East Louisville, ville où elle avait ouvert en 1967 le Centre d’Entraînement et de Performances artistiques et où elle inaugure, en 1977, le musée qui lui est dédié.
En 1945, Dunham produit deux spectacles remarquables : « Voodoo in Haïti » et « Fiji Island ». Le vodou prenait alors de plus en plus de place dans sa production et les critiques les plus sévères commençaient également à dénoncer le caractère sexuel, lascif de ces chorégraphies. Une critique acerbe qui la suivra tout au long de sa carrière.
John Pratt, son mari, était rappelé auprès de l’armée US et Dunham dut assumer seule les charges de la compagnie durant une année.
Des tournées internationales et toujours le cinéma
En 1946, son école de danse, à New-York, changeait de nom pour devenir L’Ecole d’Arts et de Recherches, comprenant l’école de danse et de théâtre, le département d’études culturelles et l’institut pour la recherche en Caraïbe. Dunham produisait un grand nombre de ballet, avec chaque fois le même succès, ce qui lui permit de se produire de plus en plus à l’étranger : Londres, Bruxelles, Paris, Rome. En 1949, nouvelle apparition dans le film italien Botta e riposta, aux côtés entre autres de Fernandel, Louis Armstrong et Isa Miranda. En 1950, elle se produit au prestigieux Théâtre de Broadway et y présente un large panorama de son répertoire. Son contrat prend fin après pas moins de 38 représentations. Elle entame alors une grande tournée internationale (1951 – 1955) qui l’emmène de l’Amérique du Sud au Mexique, en passant par l’Europe, l’Afrique du Nord et les Etats-Unis puis de l’Europe, l’Amérique du Sud et de nouveau au Mexique. Nouvelle apparition dans Mambo, film italien avec Silvana Mangano et Die Grosse Starparade, un film germanique. Dunham apparait dans le film mexicain, Mùsica en la noche, aux côtés de la danseuse flamenco Carmen Amaya. Tournée en Australie, en Nouvelle Zélande et en Asie de l’Est (1956 – 1958). En 1958, elle produit les chorégraphies du film Green Mansions, avec Audrey Hepburn et Anthony Perkins, qui n’apparaîtront jamais. Troisième tournée européenne : Danemark, Allemagne, France, Grèce et de très nombreux autres pays figurent sur la liste des escales. En 1962, la chorégraphe, au sommet de sa gloire, fait sa dernière apparition sur la scène de Broadway, dans un spectacle une fois de plus dédié au vodou haïtien. En 1964, elle produit les chorégraphies du film La Bible, dirigé par John Huston, là encore, jamais projetées.
En 1966, le président Léopold Sédar-Senghor l’invite à diriger le Ballet National du Sénégal. Elle participera ensuite, en tant que représentante officielle du Département d’Etat américain, au Premier Festival culturel international des Arts noirs et africains, le Festival des Arts Nègres de Dakar.
Des récompenses comme s’il en pleuvait
1972 marque l’année de début des nombreuses récompenses et prix qui vont alors émailler jusqu’au bout la vie de Dunham, autant en reconnaissance de son immense talent que pour la valeur patrimoniale international de son œuvre. Cette année-là, elle est faite doctorat honoris causae de Lettres humaines de l’université MacMurray, de Jacksonville, dans l’Illinois et reçoit le Prix du Centre National des Artistes Afro-Américain de l’Ecole des Beaux-Arts Elma Lewis de Boston. La liste de ses honoris causae à elle seule est tout simplement édifiante. En 1975, elle reçoit le Prix International de la Femme de l’Année de l’Association des Nations-Unies. Catherine Dunham fait alors l’acquisition de La Maison Maurice Joyce, dans l’East Saint-Louis, lieu où elle établira son musée. En 1978, c’est le prix Pionnier de la Danse par le Théâtre de Danse Alvin Ailey et, en 1979, le Prix Albert Schweitzer de la Musique qui récompensent son travail. De nombreux autres prix et récompenses suivront encore.
Une vie dédiée aux arts et à la danse
En 1986, John Pratt meurt. Il aura passé plus de vingt années auprès de Dunham, la soutenant inlassablement dans sa quête flamboyante. Katherine Dunham, elle, jusqu’à sa mort, le 21 mai 2006, à l’âge de 97 ans – à un mois de son 98ème anniversaire -, sera couverte d’éloges. Pas une institution américaine, pas un gouvernement de la Caraïbe et jusqu’aux pays européens qu’elle a fréquenté qui ne tiennent à rendre hommage à son immense talent et saluer son apport inestimable au développement de la culture et de la danse, autant aux Etats-Unis que dans la Caraïbe, et singulièrement à Haïti, ou dans le reste du monde. Haïti qui lui avait octroyé, en 1993, la citoyenneté d’honneur, tandis que la ville de New-York lui rendait, en 2003, un vibrant hommage officiel de trois jours.
Ag’ya, Etudes, Martinique, 1936
Entre 1935 et 1936, Katherine Dunham fait escale à la Jamaïque et la Martinique dans le cadre de son voyage de recherches et d’études sur les arts et danses de la Caraïbe. Elle produira une video de près de deux heures, aujourd’hui visible à la Librairie du Congrès, à Washington, aux Etas-Unis. Intitulé “Ag’Ya, Martinique Fieldwork, 1936, ce film 16mm présente la danse de combat le ladja et une compilation d’enregistrements de danses à la Martinique et à la Jamaïque. Pour la Martinique, on y voit des scènes de la capitale, Fort-de-France et de Saint-Pierre et du Vauclin. Les enregistrements de danse présentent le ladja, danse de combat et des danses de biguine. Filmés à Kingston, les enregistrements de la Jamaïque présentent des scènes d’un hall de danse autour du Shay Shay.
Librairie du Congrès. Washington DC. Titre : Ag’Ya, Martinique Fieldwork, 1936. Matériel : images animées. Durée : 1:52:04. Identifiant : VXD8782. Emplacement : Motion Pictures, Broadcasting, and Recorded Sound Division, Moving Image Section. Site Internet : www.loc.gov. Katherine Dunham.