Professeure de sociologie et anthropologie, spécialiste des Antilles, université Toulouse-Jean-Jaurès, Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (Certop) et Laboratoire caribéen de sciences sociales
La création du zouk en Guadeloupe par Jacob Desvarieux avec le groupe Kassav’ a été le fruit d’un engagement politique profond, réhabilitant l’identité et la langue bafouées des héritiers de l’esclavage, rappelle, dans une tribune au « Monde », Stéphanie Mulot, sociologue et anthropologue spécialiste des Antilles.
Tribune. Jacob Desvarieux [mort le 30 juillet à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe)] disait qu’il fallait rendre hommage aux gens de leur vivant… Et me voici à prendre la plume alors que son décès continue de retentir comme un séisme dans le monde musical… L’œuvre de ce géant est inscrite à jamais dans l’histoire mondiale de la musique, de la culture, des arts. Miles Davis [en 1988], Niles Rodgers, Marcus Miller, Peter Gabriel, Manu Katché, Youssou N’Dour, Wyclef Jean, Nelo Carvalho, Alpha Blondy, et tant d’artistes de renom en ont déjà témoigné.
Les colloques internationaux, les enseignements musicaux, la Maison du Zouk en Angola le consacrent. Cette œuvre est aussi le fruit d’un engagement politique profond, celui de la réhabilitation d’une identité et d’une langue bafouées, celles des héritiers de l’esclavage, et de l’affirmation d’une fierté culturelle, dans les mondes afro-caribéens et africains. Le zouk n’est pas un art musical mineur, contrairement à ce qu’un regard élitiste ou doudouiste [participant d’une vision folklorique et convenue des Antilles] pourrait laisser croire, mais bien l’expression artistique d’une révolution identitaire.
Langue créole moquée ou interdite
Lorsque le groupe se crée, grâce à Georges et Pierre-Edouard Décimus en 1979, la Guadeloupe vit une époque de mobilisations nationalistes et anticoloniales croissantes. Ces dernières s’opposent à la politique d’assimilation, qui avait eu comme conséquence, depuis plus d’un siècle, de dénigrer les différents aspects de la culture locale et les origines africaines, pour valoriser la culture française imposée comme seule référence légitime.
La langue créole, bien que langue populaire et vernaculaire la plus parlée, était déconsidérée, voire moquée ou interdite dans les institutions et les rapports sociaux officiels, afin d’imposer le français dans un rapport de domination linguistique. Le Gwo Ka, incarné par le maître « tanbouyé » [joueur de tambour] Marcel Lollia, dit Vélo, joué dans les soirées traditionnelles dites Lewoz, était infériorisé par rapport à d’autres musiques, françaises ou anglo-saxonnes.
L’entreprise coloniale avait, en effet, stigmatisé les héritages de l’esclavage, et opéré des ruptures symboliques avec l’Afrique, présentée comme une origine peu civilisée et peu glorieuse, mais aussi avec les autres îles de la Caraïbe.
Toutefois, hors des cadres officiels, la créolisation, cette imprévisible recomposition des apports culturels transmis par les populations originaires de la Caraïbe, d’Afrique, d’Europe, puis du Proche-Orient et de l’Asie, n’a cessé d’engendrer des pratiques culturelles caractérisées par leur richesse, leur vitalité et leur potentiel de réponse active, voire de résistance à la domination coloniale. Le « lyannaj » [lien collectif] de la musique mêlant les percussions africaines et les Kas antillais, les rythmes caribéens, les cordes ou les cuivres européens et les influences américaines est l’une de ces manifestations composites.
Cultures débâillonnées
Créer le zouk en Guadeloupe, en faisant dialoguer et résonner avec égalité et harmonie ces différents apports musicaux, en chantant en créole, et en affirmant la fierté d’hériter de l’esclavage et de l’Afrique, était donc un acte novateur de résistance active et créative, visant à annuler les rapports de domination culturelle.
Avec ses acolytes, Jacob Desvarieux a produit un geste artistique qui était intrinsèquement un acte culturel, identitaire et politique révolutionnaire, fondé sur le rassemblement des hommes et des femmes, et sur la remise en cause des normes coloniales. Il n’en fallait pas moins pour soulever dans la liesse tout un peuple, enfin autorisé à s’exprimer publiquement dans sa langue créole et à s’identifier à des chansons qui n’ont eu de cesse d’évoquer le cœur, la richesse et la subtilité des cultures antillaises, ainsi débâillonnées.
La capacité du zouk à toucher l’humanité et à rayonner dans le « Tout-Monde » célébré par l’écrivain Edouard Glissant (1928-2011), qu’il porte intrinsèquement en lui, a aussi permis aux Guadeloupéens et aux Martiniquais de rétablir les relations rompues avec l’Afrique, la Caraïbe et le reste du monde, en créant une fraternité et une conscience commune avec d’autres peuples colonisés. Les collaborations de Jacob Desvarieux et de Kassav’ avec des artistes de différents pays montrent ce souci du dialogue et de la co-conscience, pour contrer les clivages culturels ou raciaux établis dans la colonisation.
Il faut aussi se souvenir de l’extraordinaire et unique façon de danser de Jacob Desvarieux, dans ce balancé simple mais performatif, évoquant l’ancrage, la puissance, la confiance et la sensualité, comme sa voix rauque reconnaissable entre toutes.
Dialogue, transmission, reconnaissance
Depuis Kassav’, quand le zouk fait danser, il ne s’agit pas uniquement de corps qui s’amusent, mais de corps noirs qui se réconcilient avec leurs racines et se projettent dans le monde. Il s’agit de corps noirs qui s’émancipent, qui se libèrent et qui accèdent à une fierté nouvelle et à une reconnaissance identitaire que le succès du groupe en France, en Afrique et dans le monde conforte comme une revanche sur l’aliénation coloniale incorporée.
Jacob Desvarieux était un observateur, un rassembleur et un transmetteur. Lui qui disait humblement avoir fait l’université populaire a passé sa vie d’artiste à travailler pour créer des ponts et des dialogues entre les musiques, les musiciens, les cultures, les hommes et les femmes. Il nous a fait prendre de la hauteur, en vantant les qualités antillaises et la fierté d’une identité jusque-là jugulée.
Il a beaucoup transmis à tous les artistes antillais, africains, européens avec lesquels il a travaillé jusqu’à ce que la maladie l’arrête, sans jamais se plaindre. Jusqu’au bout il était sur scène, pour célébrer la vie, « danser avec la mort », et jusqu’au bout, il a transmis avec un extrême professionnalisme et une profonde générosité sa poésie fine, son expérience, sa vision et sa pratique de la musique et du monde aux plus jeunes artistes, notamment avec le groupe Nanm Kann.
Son décès, à l’heure où le monde se divise autour de la gestion de la pandémie, et des questions identitaires en France, aux Antilles et ailleurs, devrait nous rappeler combien il est urgent de maintenir cette co-conscience et cette capacité au dialogue, à la transmission et à la reconnaissance, que Jacob Desvarieux, dans toute sa créativité et son immense humilité, a distillées partout sur la planète…
Stéphanie Mulot(Professeure de sociologie et anthropologie, spécialiste des Antilles, université Toulouse-Jean-Jaurès, Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (Certop) et Laboratoire caribéen de sciences sociales)