— Entretien réalisé par Mehdi Fikri —
La sociologue dresse un portrait critique de la France littéraire, en racontant les luttes d’écrivains algériens dits francophones, pris entre désir de reconnaissance parisienne et engagement dans les combats décoloniaux.
Dans son essai, Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne (1), Kaoutar Harchi, sociologue et chercheuse au Cerlis (université Paris-Descartes), a retracé les parcours de cinq écrivains algériens (Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal). Décrivant les difficultés et les épreuves qu’ils ont dû traverser pour accéder à une reconnaissance littéraire qui demeure ambivalente, elle définit les contours d’un régime de domination s’exerçant sur les écrivains étrangers, en France.
L’étude des modalités de la domination porte souvent sur le champ économique et social. Pourquoi avez-vous choisi de centrer votre attention sur le champ littéraire ?
Kaoutar Harchi Communément, nous percevons l’art comme une pratique autonome, libre et libératrice. C’est aller un peu trop vite en besogne… Cette vision, typiquement romantique, sous-entend que le champ artistique échapperait à ce qui fonde le monde social, soit la lutte, le rapport de forces. N’accéderaient donc à la catégorie d’« artiste » que les individus talentueux, géniaux, exceptionnels. C’est une duperie car, pour reprendre une expression fameuse de Pierre Bourdieu, il n’y a pas de « créateurs incréés ». Je souhaitais donc inverser la perspective : qui crée les écrivains ? Et il me semblait d’autant plus passionnant d’inscrire cette question dans le cadre de la relation franco-algérienne. Comment le champ littéraire français a-t-il reconnu ou reconnaît-il les écrivains algériens de langue française ? Il s’agissait donc d’interroger ce qui conduit des individus à croire en la valeur littéraire d’un texte. Et d’interroger la valeur de la valeur.
Vous avez choisi de restreindre votre corpus à cinq écrivains algériens. Pourquoi ?
Kaoutar Harchi La littérature algérienne de langue française est un extraordinaire lieu d’observation des relations entre société et processus créatif, en raison notamment du caractère déterminant du système colonial et de ses traces. Étudiant les modalités de reconnaissance des écrivains algériens, en France, il s’agissait de réunir en un corpus ceux qui ont objectivement été le plus fortement reconnus par l’institution littéraire française. Il s’agit donc de Kateb Yacine, d’Assia Djebar, de Rachid Boudjedra, de Kamel Daoud et de Boualem Sansal. Et d’étudier la trajectoire de chacun. Et d’observer de quelle manière s’est opéré le passage de ces écrivains du néant à la vie littéraire. Au fur et à mesure apparaissent alors les obstacles dressés, les épreuves, ainsi que les conduites de résistance développées par lesdits écrivains et qui leur ont permis d’occuper des positions privilégiées dans l’histoire littéraire contemporaine.
La notion de reconnaissance littéraire, liée à l’idée d’ambition, est parfois frappée de suspicion.
Kaoutar Harchi Oui, on dit parfois que la reconnaissance ne doit pas être recherchée. Que c’est une marque de vanité… Je remarque que ce sont souvent des individus en place, comme on dit, qui dénigrent ceux qui à leur tour souhaitent s’élever dans l’ordre social. De plus, ce type de discours du mépris assure la pérennité du déni : déni, par exemple, d’un ordre littéraire inégalitaire qui conduit certains écrivains à être catégorisés comme « écrivains français », quand d’autres sont renvoyés à la catégorie « écrivains francophones ». Le terme « francophone » renvoyant d’ailleurs à une représentation racialisée de l’écriture littéraire. Rechercher sa place et que cette place soit perçue comme juste, quoi de plus légitime, en vérité ? Comme le montre le philosophe allemand Axel Honneth, l’accès à la reconnaissance, qu’elle soit littéraire ou autre d’ailleurs, est profondément lié à la théorie morale. Chaque individu recherche, dans sa relation à autrui, une forme de justification de son existence.
Vous critiquez la distinction que l’on fait entre littérature française et littérature francophone. Pourquoi ?
Kaoutar Harchi L’une des fonctions de l’institution littéraire est de créer de « l’universel ». Et de contrôler rigoureusement l’accès à cette catégorie prestigieuse. Il ne s’agit donc pas de savoir quelle œuvre est universelle et laquelle ne l’est pas, mais d’identifier l’intérêt institutionnel à universaliser telle œuvre ou telle œuvre. Par définition, ce qui n’est pas « universel » est donc « particulier ». C’est cette dialectique qui se retrouve au fondement de la distinction entre littérature française et littérature dite francophone. Car, en signalant que cet-te auteur-e est francophone, on ne dit pas ce qu’on pense. On dit « sa langue d’écriture est le français, bien que le français ne soit pas sa langue maternelle », mais en vérité on induit « il n’est pas d’ici, il est d’ailleurs ». Donc, il est autre. Au cœur du système des lettres françaises, se trouve cette fabrique historique de l’altérité littéraire fondée sur la perception d’une altérité ethnique ou sexuée. Cela s’applique aux écrivains étrangers, mais aussi aux écrivains féminins.
Vous écrivez : « Comment réaliser un travail nécessaire – salutaire – d’autocritique de soi et des siens sans que soient, par le même mouvement, confortés les préjugés à l’œuvre au sein des sociétés du centre ? » En quoi ce dilemme est-il, selon vous, à l’origine des paralysies intellectuelles des écrivains algériens francophones ?
Kaoutar Harchi La littérature algérienne francophone est perpétuellement soumise à un mouvement de déterritorialisation, de décontextualisation. Ce qui est écrit à Alger est compris différemment à Paris. C’est le cas de Boualem Sansal, dès lors qu’il s’exprime au sujet de la montée de l’islamisme, par exemple. Son propos va être mis en avant pour être mieux récupéré dans un processus de « valorisation intéressée » qui vise à renforcer les représentations qui ont cours dans la société française. Il y a ainsi une difficulté pour ces écrivains à demeurer propriétaires de leurs discours et à produire une pensée autonome. C’est un régime d’hétéronomie intellectuelle qui prévaut, bien que des résistances se fassent jour ici et là, auxquelles il faut être attentif.
Quelles différentes stratégies de sortie de cette impasse avez-vous observé dans votre étude ?
Kaoutar Harchi Kateb Yacine a adopté une conduite critique frontale de dénonciation de la domination coloniale. En situation postcoloniale, cette possibilité n’est plus offerte. Le cas de Rachid Boudjedra est particulier : il est parfaitement bilingue, sa stratégie s’appuie donc sur un puissant capital linguistique. Il traduit lui-même certaines de ses œuvres en langue arabe classique. Ainsi, après un début de carrière en langue française, il s’est progressivement tourné vers la langue arabe pour poursuivre son travail d’écriture. Il s’est en partie construit en France, avant de devenir un écrivain phare de sa propre nation. Boualem Sansal est encore dans une autre configuration. L’Algérie souveraine a produit ses propres formes d’autoritarisme et de violence. La langue arabe a été désignée, dès le début des années 1970, langue d’État et cela afin de forger une nation arabe et islamique. Dans ce cadre, la langue française est devenue, pour Boualem Sansal, une langue de résistance – au moins en partie…
(1)(1) Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, de Kaoutar Harchi. Fayard, 2016, 19 euros.
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Mercredi, 27 Septembre, 2017