Que des martiniquais aient voulu, en 2021, traduire Candide de Voltaire en créole martiniquais en dit long de la vision qu’ils ont de leur propre idiome vernaculaire et de la très haute estime dans laquelle ils le tiennent.
Pour Jean-Marc Rosier, écrivain-poète bilingue reconnu, et Jean-Pierre Arsaye, docteur en traductologie, qui en sont les traducteurs, cette langue tellement décriée, méritait, en effet, de se confronter à cette écriture singulière, à cette esthétique symbolique du Siècle des «Lumières».
Ce n’est ni un pari fou, -Georges Eleuthère Mauvois l’a déjà relevé avec l’Antigone de Sophocle et tant d’autres avant eux- ni une foucade voire une lubie d’intellectuels en quête de reconnaissance. C’est, avant tout, preuve, par l’exemple, que cette langue – le créole – prend, désormais place, d’autorité, dans le concert des langues qui comptent.
Les auteurs de cet ouvrage n’ont point produit une transposition du conte voltairien, mais ont effectué un véritable travail de traduction. Une traduction qui se veut, à la fois :
- fidèle à l’écriture originelle de ce classique de la littérature française, à l’ironie si spécifique,
- soucieuse de respecter l’idiosyncrasie orale de la langue-cible, tout en réussissant à en extirper sa littérarité intrinsèque.
De cette rencontre linguistique qui aurait pu être anecdotique car simplement diglossique, se retrouvent magnifiés et le langage voltairien confronté à une improbable altérité et le créole sommé de dispenser, d’étaler ses trésors rhétoriques insoupçonnés. Selon les auteurs, effectivement : «Traduire Candide répondait à la nécessité de confronter le créole martiniquais, dans son état actuel, fort [de] trois variétés lectales, aux difficultés et subtilités de la langue de Voltaire. A l’évidence, l’aventure ne fut pas sans épreuves.»
Résultat ? Un tour de force réussi, digne d’être unanimement salué.
D’aucuns s’étonneraient, cependant, que le racisme et la misogynie de Voltaire, qui ne sont pas qu’une vue de l’esprit -puisqu’ils se manifestent dans certains passages de Candide, dont le fameux chapitre 19-, n’aient pas rebuté les traducteurs. Partageant avec l’autrice britannique, Reni Eddo-Lodge, me semble-t-il, l’idée selon laquelle «Le racisme est un problème de Blancs», et avec les féministes que la discrimination dont souffrent les femmes à travers les époques est un bon indicateur du degré de civilisation d’une culture, les auteurs, paraphrasant l’écrivaine nigérianne Chimamanda-Ngozi Adichie, ont opté, non pas, pour changer le passé – ce qui relève du simple bon sens- mais pour le refus de l’aveuglement à propos du passé. Traduire Candide en créole participe de cette extrême lucidité. Et puis, s’il ne fallait traduire que les auteurs bien sous tous rapports, à dire vrai, on n’en compterait que très peu.
Alors, demeure le texte de ce conte philosophique auquel le créole martiniquais met, somptueusement, en lumière les zones d’ombre –la relecture du texte, de l’aveu même des traducteurs, fut une vraie redécouverte-. Redécouverte du récit-source, avec ses beautés, ses redondances ou ses limites et redécouverte des potentialités infinies d’une langue réputée, peu douée, injustement, pour les narrations longues.
Qu’on juge sur pièces, à l’aune des souvenirs des années lycée.
Au hasard, l’incipit du chapitre 1:
«Koumanniè Kandid élivé adan an bel chato, épi koumanniè yo fè’y foumwalkan»
«Té ni atè La-Westfali, adan chato misié li bawon di Tonnè-ten-tronk, an jenn gason Lanati té ba lé mes lé pli dous. Fidji’y té za ka di tout asou nanm-li; Jijman’y té asé dwet, ek lespri’y té o pli senp ; sé pou sa, man kwè, yo té ka kriyé’y Kandid.»
On sent bien là «que la pièce machoquée est en tous points fidélité.»
Le chapitre 3 est de la même belle eau :
«Koumanniè Kandid chapé an lanmen lé Bulgar, épi sa i divini»
«Ayen pa té osi bel, osi lesté, osi briyan, osi bien ranjé ki sé dé larmé-taa. Lé tronpet, lé fif, lé hobwa, lé tanbou, lé kannon, té ka fè an harmoni kon i pa janmen fè tan ni ann anfè.[…] Kandid, ki té ka tranblé kon an filozof, séré koy o mié i té pé, tout tan bouchri héwoyik taa té ka alé.»
Le fameux chapitre 19 :
«Sa ki rivé yo atè Sirinam, épi koumanniè Kandid vini konnet Marten». Redécouvrez-le dans la solitude d’une lecture savoureuse !
Sé pa ti plézi ou ka pran, non, lè ou ka tann Panglos fizolofé nan kréyol !
Sé pa ti jwa ou jwa, lè ou ka li sa Kandid ka réponn-li :« Mi bel pawol, men fok nou kiltivé jaden-nou.» !
Sé pa ti ri ou ka ri oben ti soté ou ka soté -sé silon- lè «Cunégonde» Voltè-a mofwazé «Tjounégond» anba plim sé dé kontè / transbòdè matinitjé-a !..
On pourrait ainsi multiplier les exemples de «belle alchimie littéraire dans le creuset brasqué du créole martiniquais», mais la plongée, toutes affaires cessantes, dans cette traduction de Rosier et de Arsaye, est la meilleure des réponses. D’autant plus, que l’appareillage critique, d’une grande rigueur scientifique, qui accompagne cette oeuvre qui fera date, lui confère le statut d’ouvrage de référence, de véritable classique, désormais.
Lonnè épi respé anlè tet zot lé-zom !
Mi anvwala Kandid nan kréyol Matnik ! Serghe Kéclard, Oktob, 2021