— Par Fabienne Darge —
Modelés dans l’argile, les visages des figurines s’inspirent du célèbre tableau de Munch, « Le Cri ».
Auschwitz en marionnettes ? La proposition peut légitimement susciter un certain sentiment d’incrédulité, voire de malaise. La compagnie néerlandaise Hotel Modern l’a osé, pourtant, en un spectacle extraordinaire et bouleversant, Kamp, créé à Rotterdam (Pays-Bas) en 2005 et qui, depuis, ne cesse de tourner dans toute l’Europe.
En France, on a pu le voir juste quelques soirs en 2006 à La Ferme du Buisson, à Noisiel (Seine-et-Marne), puis en 2008, à Malakoff (Hauts-de-Seine). Le revoilà au Centquatre, à Paris, où il fait l’ouverture de Temps d’images, le festival qui mêle arts de la scène, arts plastiques et visuels. Il lance une belle programmation placée sous le signe des relations entre l’indicible et les images, avec, notamment, la projection en avant-première du nouveau film du cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh, L’Image manquante (mercredi 18 septembre).
Kamp, c’est donc le camp d’Auschwitz reconstitué dans ses moindres détails, en une vaste maquette qui occupe l’espace de la scène. Les baraquements, la ligne de chemin de fer, les barbelés, le portail où s’affichaient les mots « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre »), et même les chambres à gaz et les fours crématoires. A l’intérieur, trois mille figurines de 8 centimètres de haut, représentant les déportés et leurs gardiens, manipulées par trois marionnettistes de la compagnie.
DES FIGURINES FASCINANTES INSPIRÉES DU CRI DE MUNCH
Le spectacle montre la machine de mort industrielle à l’œuvre, en une journée « ordinaire », si l’on peut dire, du camp. Le génie des trois animateurs de la compagnie, Herman Helle, Pauline Kalker et Arlène Hoornweg, c’est d’avoir trouvé, grâce à la marionnette, une forme de représentation à la fois véridique et abstraite, proche et distanciée. Autrement dit, qui peut susciter une forme d’identification retenue et réflexive, loin de toute émotion facile. Un peu comme Art Spiegelman l’a fait avec Maus – mais de manière très différente.
Les figurines, que l’on doit à Herman Helle, le plasticien de la compagnie, sont en elles-mêmes fascinantes. Modelés dans l’argile, les visages, tous différents, s’inspirent du Cri, le célèbre tableau de Munch. Les corps en fil de fer revêtus du pyjama rayé deviennent transparents, moulés dans une sorte de résine, à l’approche de la chambre à gaz. Corps-fantômes, ceux qui sont jetés dans la fosse commune sont façonnés dans la glaise à laquelle ils semblent se mêler.
Le deuxième coup de génie des créateurs d’Hotel Modern, c’est la manière dont ils jouent sur le macro et le micro. Le regard du spectateur embrasse à la fois l’ensemble du camp, avec ces figurines qui ont juste la taille nécessaire pour qu’on les distingue depuis la salle, et de multiples détails filmés en direct sur le plateau et projetés sur l’écran de fond de scène, en des images tremblées, nocturnes, spectrales.
Les micros-caméras entrent dans les dortoirs des baraquements, dans les valises où traînent encore les effets personnels des déportés, dans les miradors, dans la chambre à gaz. Elles s’attardent sur les visages muets, empreints d’incompréhension face à l’impensable.
Pas de paroles. Mais un travail sur le son sophistiqué, renforçant la sensation d’un monde fantôme, irrémédiablement voué à hanter les esprits. C’est l’ensemble de ce travail sur l’image, le son, les figurines, le rapport troublant et délicat entre les marionnettes et leurs manipulateurs deus ex machina aussi, qui éloigne la représentation de tout réalisme et la charge de toute sa force expressive.
UNE VÉRITABLE CATHARSIS
« Au début, nous avons travaillé avec des éléments plus réalistes, racontent Pauline Kalker et Ruud Van der Pluijm, qui signe la conception sonore du spectacle. Il devait y avoir du texte, et des sons issus du réel, comme des hurlements d’hommes ou de chiens. On s’est rendu compte que cela ne marchait pas, que ces éléments nous ramenaient du côté de l’anecdotique, qu’ils avaient même quelque chose de nauséabond. Et, aussi, que la magie apportée par la figurine disparaissait avec la présence du texte… On a fait l’expérience de l’inexprimable, et on est allés vers davantage d’abstraction. L’étonnement que nous cherchons à créer s’accroît avec l’absence d’explication. »
Lire la suite
http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/09/17/des-marionnettes-pour-conter-auschwitz_3479435_3246.html