Kalinago et Arawak : Pour une citoyenneté transnationale

— Par Patrick Chamoiseau —

À l’heure où les grandes nations se raidissent dans des levées guerrières, nous pouvons — nous, de la Caraïbe — distinguer un murmure. Celui qui monte de la mer et qui nous invite à une reconnaissance. L’Inde et le Bénin, dans un élan de justice mémorielle, l’ont entendu. Ils offrent une citoyenneté de cœur à ceux que la Traite et la colonisation ont enlevés à leur sol. Une porte inédite s’est ainsi ouverte à ceux d’entre nous qui désirent amplifier leur extension au monde. Que l’on s’en serve ou pas relève d’une stricte éthique individuelle. Mais, nous pouvons globalement en peser l’intention.

Au-delà des choix personnels, ne devrions-nous pas, tous autant que nous sommes, soustraire notre horizon au seul modèle de l’État-nation occidental, à son nationalisme meurtrier, pour y multiplier les rhizomes d’une « nation-relation » ‒ celle que nous avons (Édouard Glissant et moi) évoquée dans bien des manifestes ?

De la source à la ressource.

Avec la colonisation, la globalisation capitaliste, les mouvements aléatoires des peuples et des individus, le monde s’est pris de créolisation. Il a réactivé en lui (à haute intensité, à grande échelle et sans frontières) le brassage des diversités humaines et non humaines qui composent le vivant. Ce brassage n’est rien d’autre qu’un principe fondateur, non seulement du vivant lui-même, mais aussi des communautés d’Homo sapiens qui se sont mises en place depuis la nuit des temps. Dès lors, tous les peuples, sociétés et cultures d’aujourd’hui, sont exposés à des mélanges relationnels qui font d’eux des pays culturellement composites… Tous sont, soit nés dans le Divers, soit en devenir imprédictible dans le Divers.

Hélas, les imaginaires humains (dans leurs absolus communautaires antagonistes) ont tendance à oublier ce rapport organique à la diversité. Les multiplicités intérieures (post-coloniales, accélérées, soudainement agissantes) affolent les imaginaires restés monolithiques. Un incertain identitaire ébranle les anciennes illusions, tant du bord des coloniaux attardés que de celui des décoloniaux énervés. Pourtant, la santé mentale de notre époque consiste à simplement accepter la loi diverselle du vivant. Ce qui revient pour chacun à accepter toutes ses origines, sans en omettre une seule. À les envisager une à une, nullement comme cicatrices à conjurer, mais comme des sources vives qui deviennent des ressources, et qui irriguent ainsi la profondeur et l’étendue de nos présences au monde. C’est le défi de notre temps.

Désapparition.

Ici, dans notre archipel caribéen, chaque volcan élève une stèle aux peuples premiers génocidés. Avant l’arrivée des Européens, cette zone accueillait près de deux millions de natifs – sociétés Taïnos, sociétés Kalinagos. En quelques décennies, victimes de maladies, de massacres, et de toutes qualités d’asservissements, elles se sont retrouvées gisantes, éparpillées de par les îles, en quelques milliers de survivants. Cet effondrement constitue un impensable conceptuel. Les vagues y font frémir les silences, les cris et les soupirs, de ceux qui sont venus d’eux-mêmes, et de ceux que l’on a charroyés pour le besoin des colonisations. C’est l’écume de ces vagues qui distille un intranquille murmure, habité de mille sources, virtuel de mille ressources.

Hélas, dans ce chaos génésique, les descendants des Arawaks et des Kalinagos, ne sont plus que des sources négligées, et donc, en ce qui concerne notre devenir à nous caribéens, des ressources potentielles abimées. À l’heureuse du bonheur, leurs formidables équations culturelles n’ont pas pris disparaître malgré le génocide ; elles ont seulement désapparu, nourrissant par en-bas, mais nourrissant malement, ce que nous sommes maintenant. Il est temps de les reconnaître. Il est temps de nous ouvrir en eux, de les ouvrir en nous – non en ombres folkloriques, mais en citoyens d’office, sujets trans-nationaux, de notre grande Caraïbe qu’ils savaient, de toute éternité, concevoir dans une continuité de terre, de ciel, de mer, d’aller-virer et de balans du vent.

Blason.

Alors, tenons cette poétique : ouvrir nos pays ; permettre à ces filles et ces fils de l’horizon premier, de circuler sans chaînes, de s’enraciner comme bon leur semble dans chacune de nos terres, sans accrocs ni barrières. Offrons-leur (et offrons-nous dans le même temps) un moment de justice historique, un éclat d’élégance mémorielle : le blason d’une vision hospitalière du monde.

Cette citoyenneté-en-étendue serait une réparation symbolique du génocide inaugural. Elle leur rétablirait une présence plénière parmi nous, laquelle deviendrait la trame incontestable de notre espace commun. La Caraïbe pourrait ainsi déserter sa chimère d’insularités éclatées, sans mouvement d’ensemble autre que celui, absurdement capitaliste, d’une liturgie économique. Elle pourrait ouvrir la ronde d’une rythmique de jazz où chaque île-pays s’amplifierait des échos et des richesses des autres ; où chaque citoyen improviserait en lui toutes les histoires, toutes les mémoires, toutes les souffrances, mais aussi toutes les beautés de ce qui constitue la gamme géographique la plus créole et la plus musicale du monde.

Nations-relation.

Nous, du pays-Martinique, avons encore à nous débarrasser des vyé zombis mentaux qui nous lient aux abrutissements de l’outremer français. Riches d’une souveraineté optimale, maîtrisant nos interdépendances avec la France, avec l’Europe, nous pourrions enfin assumer nos en-communs de destin avec la Caraïbe. Et kisa de plus beau, de plus juste, de plus vrai, que d’amorcer cette utopie refondatrice en reconnaissant Kalinagos et Arawaks comme fils ainés — inaliénables, légaux et légitimes ! — de notre bel archipel ? Kisa de plus exaltant que de les retrouver libres de le parcourir, de l’habiter au vent, de l’enchanter des sillons de leurs chants, de leurs récits, des kanawas pacifiques de leurs vies ?

Voici une des beautés que cette citoyenneté va engendrer : la Caraïbe s’élèvera en une belle offrande de complexité historique, patrimoniale, mémorielle, de géopolitique démiurge, de solidarité généreuse, et pour tout dire : de Relation. La référence à cette poétique de la Relation d’Édouard Glissant est ici obidjoule. Le poète proposait une gourmandise du monde où les rapports entre les peuples, les cultures, les territoires et les individus, ne seraient plus de dominations ou d’exclusives souveraines. Elles s’agenceraient dans l’interaction horizontale des différences, et de ces surgissements qui naissent sans fin de leurs rencontres. Cette vision récuse les cadres usés des vieux États-nations, le plus souvent moisis sur des verticales du pouvoir et de l’identité. Elle nous offre une partition polyrythmique pour improviser ensemble une mélodie d’alliances plus fluides, plus inclusives de nos appartenances. Danser ça ! auraient admis les répondeurs.

Donc : ni outremer, ni empire, ni fédération, ni confédération, ni zone de libre-échange…, mais l’inouï d’une catégorie juridique nouvelle : l’ouvert d’un archipel-relationnel qu’il nous revient d’imaginer. Chaque descendant des Arawaks et des Kalinagos pourra y retrouver sa terre-mer-archipel, sa voix originelle, sa voie caribéenne, y libérer son devenir dans tous nos devenirs. Il ne s’agit plus de seulement réparer les crimes du passé, mais ‒ sans pathos, sans haine, et sans rien oublier ‒ d’agencer une présence caribéenne où chaque source s’étincelle dans les autres, où les jouvences de l’un viennent compenser les vieillissements de l’autre, où chaque célébration relationnelle acquise, exalte le diversel fondal-natal de nos humanités. C’est un Faire-caraïbe ! auraient crié les répondeurs.

Une nouvelle cheffe des Kalinago de la Dominique vient d’être élue. Il s’agit de Mme Anette-Thomas Sandford. S’il nous fallait lui formuler un hommage, ce serait cette adresse ouverte, destinée à toutes les organisations officielles et entités civiles qui envisagent une autre Caraïbe 1 . Y souscrire sublimerait nos solidarités. La mettre en œuvre désignerait au monde une manière de transcender l’héritage terrifiant des méfaits coloniaux et des folies de la Traite. La proclamer esquisserait surtout un joli pas de tango vers l’idée des « nations-relation » — celles qui sont à venir, celles qui se verront tissées de souverainetés intimes poussées à l’optimal ; celles qui augureront d’une citoyenneté neuve, joyeuse, post-capitaliste, planétaire, poétique et nomade. C’est l’horizon de notre Faire-pays ! auraient hélé les répondeurs.

Patrick CHAMOISEAU
25 08 2024

Écrivain.
Dernier livre paru : Faire-Pays. Ed. Le Teneur.

1 – Association des États de la Caraïbes (A.E.C.), Organisation des États de la Caraïbe orientale (O.E.C.O.), Communauté des Caraïbes (CARICOM), Système d’intégration Centraméricain (SICA), Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), à l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR)…etc.