— Par Roland Sabra —
De deux en un à un se divise en deux le travail de Françoise Dô, « Juillet 1961 » présenté ce soir là dans la salle Frantz Fanon de Tropiques-Atrium en illustre avec bonheur le chemin dans un infini d’allers-retours.
Sur le plateau deux pianos droits dont on voit les marteaux mis en lumière par deux projecteurs, se partagent l’espace dans l’inévitable (?) brouillard de scène propre à tant de pièces qu’il en devient une banalité. Ils vont participer, sous la maîtrise de leurs instrumentistes, à la construction d’un objet singulier, hybride, qui balance entre concert et pièce de théâtre, pour décrire un univers de tensions sociales et raciales de tonalités faulknériennes. Leur partition, surprenante, magnifique à entendre et à réécouter — elle est publiée sous forme d’un vinyle — se jouera entre deux pôles, dans un va-et-vient entre jazz et atonalité (euphémisme!) qui n’étant ni narrative, ni illustrative se veut et s’accomplit comme un reflet symétrique d’un récit traversé par le phasage et le déphasage de deux énonciations parallèles, sœurs et pourtant étrangères l’une à l’autre.
Deux femmes, une noire, une blanche, Clarisse, Chloé, vivent dans le même quartier déshérité d’une ville dont le nom importe peu tant il est quelconque. Clarisse cumule deux petits boulots, un le matin, un autre le soir. Chloé tapine, un peu, beaucoup, suivant les nécessités du moment. Deux femmes, deux mères, leurs deux gamines, Mary et Dany, de même âge, deux copines inséparables pour découvrir la ville, le danger, le racisme, la violence qui sourde avant d’exploser. Des trajectoires, au sein d’un même univers, semblable et différent , et qui n’avaient, a priori que peu de chances, peu de risques de se croiser. Et pourtant.
Chloé se rend à la chambre 208 d’un hôtel de luxe pour y retrouver un client. Un Noir. Elle a vraiment besoin d’argent. « 208 c’est pas mon chiffre » sont les tous premiers mots de la pièce. Quatre lignes plus loin elle ajoute « 208 c’est le numéro de la maison de mon père ». Françoise Dô pose d’emblée le père de Chloé comme le trait d’union-désunion des deux récits de vie. Il sera là dans la présence-absence d’une voix off s’exprimant en anglo-américain et traduite en sur-titrage. Toujours le thème du double dans cette répétition du dire. Le père est d’un autre monde, d’un autre univers, d’une autre guerre, d’un ailleurs où la raison n’est plus. Paul, c’est le nom du client, est un flic. Il connaît le père de Chloé… À partir de là les récits de Chloé et Clarisse ne cessent de se croiser, de se chevaucher, de s’entremêler, sans vraiment se rencontrer. Quid de Madeline, la mère de Chloé ? Quid du père de Clarisse ? Qu’en est-il de ces fantômes dont le poids du voile emprisonne, étouffe filles et petites-filles ? Le vide de leur présence envahit la scène.
Le pourquoi se détache du comment, s’efface, devient secondaire et ne sera révélé qu’à demi-mots au tableau 9 de la pièce qui en compte 13. Un pourquoi qui ne peut relever lui aussi, bien évidemment, que de la dualité. Fait divers de sexe et de race, de séduction et de mort, de fidélité et de trahison, la cause est dérisoire.
À l’entrelacs des narrations se mêle une bonne dose de déchronologie pour ajouter du piment à la réussite d’un spectacle qui a compris qu’au théâtre la forme et l’émotion doivent prendre le pas sur sur le fond et la raison. Ce n’est pas tant l’histoire que l’on raconte que la façon dont elle est racontée qui prime. Françoise Dô, en convoquant le public dans l’émergence du sens dans ce qui lui est proposé, lui rend hommage. Elle le considère comme « spect-acteur » dans un beau travail de déconstruction et de re-élaboration très réfléchi et très abouti. Oui le théâtre est vivant !
Fort-de-France , le 20/03/2022, modifié le 22/03/2022.
R.S.
Juillet 1961, texte et m.e.s. Françoise Dô, interprétation Rosalie Comby, Françoise Dô et Christopher Mack (voix off), musique Sylvain Darrifourcq et Roberto Negro