— Par Aimé Charles-Nicolas, Professeur Emerite de psychiatrie et d’addictologie —
Cette manifestation avec tous ces chefs d’État à Paris en tête de cortège a entrainé une exaltation patriotique. La Marseillaise a été chantée dans plusieurs cortèges et à l’Assemblée nationale. Cela ne s’était pas vu depuis la Libération. Les Français ont fait peuple et ont clamé leur fierté.
En effet la puissance symbolique de la manifestation du 11 janvier ne doit pas être sous-estimée. Elle a changé la vision du monde et la doxa internationale. Le raccourci « musulman-islamiste-terroriste » est installé dans les esprits. Alain Finkelkraut a bien résumé cet état d’esprit : « L’islamisme n’est pas sans lien avec l’islam » . L’idée qu’Israël est dans son droit a été renforcée et intériorisée. Et tous ces massacreurs, kamikazes, frères Kouachi et autres fous de Dieu et Daesh ont démontré qu’ils tiraient contre eux-mêmes, ils ont déclenché ce processus et leurs balles sont – toujours – de vrais boomerangs, une preuve de plus en est (quasi comique) qu’il oublie sa carte d’identité dans la voiture volée! En tous cas, leurs carnages nous entrainent, vous et moi, dans leur spirale de mort.
Mais attention! En face, le nouveau Charlie Hebdo tiré à 7 millions d’exemplaires a provoqué de nouvelles menaces d’attentats aveugles qui nous concernent tous. Charlie Hebdo nous entraine dans sa spirale de provocations de matamore et de mort.
D’ailleurs on annonçait pour le 18 janvier à Paris un grand rassemblement « Déséquilibrés, égorgeurs, chauffards, Islamistes Hors de France » . (Ndlr, le rassemblement a été interdit par la préfecture de police)
« Ces crimes qui parlent français »
L’instrumentalisation (des plus mesquines aux plus « planétaires » ) de cette marche remet en selle le président français, affermit la politique française de destruction de la Libye, de bombardement de l’Irak, de dévastation de la Syrie et conforte désormais sur un plan mondial (voir les télés d’Amérique du sud et d’Asie) le sentiment diffus qu’Israël a raison et que la violence est du côté des Arabes. Ce conflit israélo-arabe n’a pas fini de pourrir la vie du monde entier.
Les bombardements de Gaza et de ses écoles sont oubliés. Israël est de nouveau victime et son image dans le monde est devenue intouchable, sacrée. L’autocensure est plus que jamais de rigueur.
Ce mouvement de solidarité a validé sur un plan mondial l’ethnocentrisme occidental. Les millions de sympathisants ont désormais raison d’être inconscients du mal qu’ils font (les musulmans sont blessés ? Ah bon, pourquoi ? Ce ne sont que des dessins! Bon, s’ils sont blessés c’est qu’ils ont poussé leur foi jusqu’à l’obscurantisme) Le slogan « Nous sommes tous Charlie » a planétarisé le non-respect de la religion de l’autre et la bonne conscience occidentale.
On a beaucoup parlé d’émotion : nous serions dans le registre du spontané et du très intime. En réalité l’émotion collective est induite par la pression sociale, régulée par les mécanismes de contagion, bref éminemment manipulable.
A aucun moment, la société française qui a éduqué ces assassins ne s’est sentie coupable. Pourtant « ces crimes parlent français ; avec l’accent des jeunes français de banlieue » .
Après ces manifestations ce sont des millions de personnes en France qui sont convaincues que la liberté d’expression est sacrée quand on insulte des Arabes et « qu’elle a des limites » quand on dit du mal des Juifs.
Rien n’est dit sur cette loi du plus fort
Au fond la liberté d’expression dont use Charlie-Hebdo appelle à la haine. On a vu ce que ça a provoqué.
L’amalgame, il est aussi là : nous condamnons l’odieux assassinat des caricaturistes donc nous sommes de leur côté. Nous sommes eux. « Je suis Charlie » ! Ce slogan partagé par des millions de gens est une entourloupe ; cette identité revendiquée devenue planétaire est une escroquerie intellectuelle. Elle nous amène à adhérer à la ligne éditoriale du journal Charlie Hebdo. Elle fait, de millions de personnes à travers le monde, des « Charlie » islamophobes confortés dans cette islamophobie par le nombre de sympathisants, nombre montré, brandi, répercuté « considérable » « jamais vu » …
En outre, même si on n’en parle pas, la photo de Coulibaly sur les écrans d’Europe, d’Asie et d’Amérique rappelle que l’amalgame commence à englober les Noirs. C’est qu’il n’y a pas que les Arabes qui sont fanatiques, intolérants, violents, terroristes, les Noirs les rejoindront dans ce même sac au prochain attentat. Dieudonné et Coulibaly sont d’ores et déjà désignés comme antisémites n°1. Ils ont tout fait pour.
Mais avant que l’émotion ne retombe il faut battre le fer et montrer que medias et politiques ne sont pas enfermés dans la dite émotion, qu’ils analysent et qu’ils veulent prévenir. Et, là encore, leur aveuglement crève les yeux : « il faut prévenir la radicalisation en mettant les djihadistes seuls dans leur cellule, en formant aux valeurs républicaines les enfants musulmans et… les imams ; il faut augmenter les moyens de l’école primaire et de la politique de la ville » . A aucun moment on n’essaye de comprendre ce qui se passe dans la tête de ces enfants. Rien n’est dit sur cette loi du plus fort, mondiale, désormais acceptée implicitement et symboliquement qui instille la désespérance dans le psychisme des enfants de banlieue. Rien n’est dit sur le silencieux mépris insidieux et destructeur qui pèse sur eux depuis deux générations. (Ils sont gênés par leur nom, ils ont honte de leur adresse) Pas étonnant, le dit mépris insidieux est justement le fait, d’abord, des medias et des politiques. Que diable! S’ils veulent vraiment comprendre qu’ils relisent Césaire : « Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de pierre… » C’est là qu’est le problème.
Aimé Charles-Nicolas, Professeur Emerite de psychiatrie et d’addictologie
Fort-de-France, 21/01/2015