Esclavages, traites et abolition
— Par Arnaud Jouve —
Chaque année, le 2 décembre, les Nations unies célèbrent la « Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage », une journée de commémorations et de reconnaissance pour rappeler un crime à portée universelle, qui a relégué des millions d’êtres humains au rang de marchandises, et pour rendre hommage aux combattants de la liberté qui ont, de tout temps, lutté pour l’affirmation des droits humains.
Aucun inventaire exhaustif ne peut rendre compte de l’abomination de l’esclavage et de l’horreur de la traite. Comme l’écrivait la directrice générale de l’Unesco, Irina Bokova, « l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage a fait couler un flot de rage, de cruauté et d’amertume qui ne s’est pas encore tari. Elle est aussi une histoire de courage, de liberté et de fierté de la liberté reconquise… L’aboutissement de ce combat, mené par les esclaves eux-mêmes, est une source inépuisable d’inspiration pour lutter aujourd’hui contre toutes les formes de servitude, le racisme, les préjugés, les discriminations raciales et les injustices sociales hérités de l’esclavage. »
Spartacus, le héros antique
Nous ne savons rien de l’origine de l’esclavage. Certains disent que dans les premières sociétés humaines, l’homme ne songeait qu’à éliminer physiquement son ennemi et que ce n’est que bien plus tard, quand il fit des prisonniers, qu’il décida parfois d’en faire des esclaves à son service. « Les codes juridiques de Sumer prouvent que l’esclavage existait dès le IVe millénaire avant J.-C. Le symbole sumérien correspondant au terme « esclave » en écriture cunéiforme, signifie « étranger », ce qui indique une origine essentielle : les premiers esclaves étaient probablement des prisonniers de guerre », dit le Larousse. En revanche, dans l’Égypte antique (comme plus tard dans l’Europe chrétienne), des hommes, des femmes ou des enfants se vendent ou sont vendus pour payer des dettes. Le roi de Babylone, au XVIIIe siècle avant J.-C., définit la valeur d’un esclave dans le code d’Hammourabi et estime qu’elle équivaut à un âne, alors qu’en Asie occidentale, le code des Hittites (1800 à 1400 avant J.-C.) reconnaît que l’esclave est un être humain mais d’une classe inférieure.
Une condition contre laquelle se sont certainement rebellés de nombreux hommes dont les récits ne nous sont pas parvenus. Durant l’Empire romain (entre 27 avant J.-C. et 476 après J.-C.), à la suite des multiples conquêtes militaires, le nombre d’esclaves devient plus important que celui des hommes libres. Les esclaves sont soumis aux pires traitements et de nombreuses révoltes éclatent. Le héros le plus célèbre de cette époque fut l’esclave gladiateur Spartacus, qui leva une armée d’esclaves contre Rome pour se libérer. Son histoire inspirera de nombreux auteurs et de multiples luttes.
L’esclave, « une sorte de propriété animée »
Le phénomène de l’esclavage est quasi universel. On en trouve des traces dans le passé de très nombreuses civilisations sur tous les continents, aussi bien dans les sociétés pastorales sédentaires du Moyen-Orient que chez les pasteurs nomades d’Amérique du Nord, comme domestiques en Chine ou comme marins en Scandinavie… L’esclave est considéré comme une force de travail servile, on peut tout lui demander, il appartient totalement à un maître comme un bien ou une chose. Aristote (philosophe grec, 384 à 322 avant J.-C.) définissait l’esclave comme « une sorte de propriété animée », son humanité a été réduite au statut de marchandise, sa vie ne lui appartient plus et il est soumis à son maître dans un rapport de domination fondée sur la violence.
L’économie de profit va largement utiliser l’esclavage dans tous les secteurs d’activité de grande pénibilité qui nécessitent une importante force de travail, comme dans le secteur des mines (les mines d’argent du Laurion, exploitées par Athènes au Ve siècle avant J.-C. ou les mines d’or des royaumes Ashanti dans le Ghana du XVIIIe siècle). Mais c’est surtout l’économie de plantation qui va provoquer les plus gros transferts de main-d’œuvre de toute l’histoire au détriment des peuples d’Afrique.
Guerres et traites
De l’Antiquité au Moyen Âge, le nombre d’esclaves augmente dans des pays comme l’Espagne, le Portugal et l’Italie principalement à partir des grandes républiques maritimes de l’époque comme Gênes ou Venise où opèrent de nombreux marchands d’esclaves. Une période qui prendra fin au XVe siècle en Occident avec le servage (un système féodal où la personne, « le serf », est attaché à une terre et dépend d’un seigneur) qui remplacera progressivement l’esclavage.
Dans le monde arabo-musulman, dès le VIIe siècle, l’esclavage est très ancré dans les mœurs. Des Slaves sont acheminés vers l’Espagne musulmane. Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord s’approvisionnent en Afrique qui fournit d’importants contingents d’esclaves, qui transitent par le Sahara, l’océan Indien et la mer Rouge (estimé par les historiens entre 5 000 et 10 000 esclaves par an). Les hommes sont utilisés principalement dans l’armée ou pour des travaux domestiques et les femmes servent d’esclaves sexuelles ou de concubines pour les harems. Une des plus importantes révoltes d’esclaves qui se déroula en Irak de 869 à 883 met fin à l’exploitation massive des Noirs dans le monde arabe. Mais cette pratique d’utiliser des esclaves, dans d’autres proportions, demeura longtemps. Au XIXe siècle, Zanzibar devient un important marché d’exportation d’esclaves à destination du golfe Persique : d’après le sultanat, près de 700 000 esclaves transiteront par l’île entre 1830 et 1872.
Le dernier marché aux esclaves sera fermé au Maroc en 1920. L’Arabie saoudite n’abolira l’esclavage qu’en 1962 et il faudra attendre 1981 pour qu’il soit officiellement aboli en Mauritanie. L’Organisation internationale du travail (OIT) révèlera, dans un rapport de 1992, que l’esclavage n’a pas disparu en Mauritanie ni au Soudan où des enfants sont encore vendus comme esclaves en 1993.
Depuis la plus Haute Antiquité, l’Afrique est en proie à de multiples systèmes de traite esclavagiste. De l’Égypte pharaonique, au trafic transsaharien, à la traite négrière transatlantique, l’Afrique est déchirée par de nombreux trafics alimentés par des guerres internes, pourvoyeuses de prisonniers soumis à l’esclavage. Les grands Empires du Ghana (IXe-XIe siècle), du Mali (XIIIe-XVe siècle) ou Songhaï (XVe-XVIe siècle) ont tous pratiqué l’esclavage à des degrés divers. Le premier empereur de l’Empire du Mali, Soundiata Keïta prescrit à Kouroukan Fouga, au début du XIIIe siècle, sa charte du Mandén (une des plus vieilles Constitutions du monde) qui prône la paix sociale dans la diversité, l’inviolabilité de la personne humaine, l’éducation, l’intégrité de la patrie, la sécurité alimentaire, la liberté d’expression et d’entreprise, l’abolition de l’esclavage par razzia et l’interdiction de maltraitance des esclaves. Mais la charte sera remise en question après sa mort et ses commandements seront ensuite oubliés. L’effondrement de l’Empire des Songhaï, qui domina l’Afrique de l’Ouest jusqu’au XVIe siècle, et les guerres intestines entre clans et royautés d’Afrique subsaharienne alimenteront la traite transatlantique alors en devenir.
Le plus grand mouvement de déportation de l’Histoire
La traite négrière transatlantique et la traite dans l’océan Indien perpétrée par les Européens à partir du XVe siècle, aux Amériques, dans les Caraïbes et dans l’océan Indien, contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, reconnues comme crimes contre l’humanité, furent, comme le résume l’historien Jean-Michel Deveau, « la plus gigantesque tragédie de l’histoire humaine par l’ampleur et la durée ».
Pendant environ quatre siècles, la traite négrière a été légitimée intellectuellement par la construction d’une idéologie raciste, anti-noire et juridiquement par un texte assassin, le « Code noir » de 1685. Son commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques fut le plus grand mouvement organisé de déportation de l’Histoire. Des millions d’Africains ont été arrachés à leurs foyers pour être déportés vers le Nouveau Monde sans possibilité de retour (de 11 à 16 millions de personnes, selon les sources)…
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