Joseph Staline exécuté par Picasso

—Par Paul Fuks, psychanalyste —

Le peintre a réalisé un portrait équivoque du leader soviétique au lendemain de sa mort. « Jamais l’expression tête de nœud n’a été aussi réjouissante! », sourit Paul Fuks, psychanalyste. Son analyse de l’œuvre, 60 ans plus tard.

Staline est mort le 5 mars 1953. Comme une ornière gorgée de boue, la cervelle des camarades est saturée de pathos. Mais un communiste ne reste pas inactif: Aragon, directeur des Lettres françaises,demande à Picasso « quelque chose », sachant que ce dernier a toujours refusé de représenter Staline. Françoise Gilot, la compagne de l’époque, raconte que le maître a expédié la corvée à contrecoeur.

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On a donc un fusain où l’on voit un jeune Joseph, de type géorgien, doté d’un beau regard rêveur. Aucune anomalie donc, mais une oeuvre conventionnelle sans rapport avec l’icône officielle. Le journal est à peine sorti, que le scandale de « l’affaire du portrait de Staline » éclate.

Or ne considérer l’oeuvre que sous l’angle politique, c’est ne pas pénétrer le langage pictural. D’emblée, on est surpris par la présence simultanée de plusieurs états produisant un effet de palimpseste. La moustache est surplombée par une autre surdimensionnée, à peine effacée. Le pourtour du menton et de la joue est répété. Divers traits parcourent le visage sans fonction figurative évidente.

Il y a donc deux séries de traits: à demi effacés et appuyés. Il en résulte deux contours, l’un atténué que l’on devine effectué en premier, et l’autre appuyé, effectué au final.

Deux portraits coexistent donc. Pour les différencier, il suffit de placer une feuille de papier sur le portrait, le tout devant une lampe et, par transparence, de tracer les contours, chacun sur une feuille différente.

Peut-on être plus explicite?

Or Picasso a expliqué: « Quand on part d’un portrait et qu’on cherche par des éliminations successives à trouver la forme pure, le volume net et sans accident, on aboutit fatalement à l’oeuf. » Donc, sans trahir l’artiste, en éliminant traits, cheveux et moustache pour aller à l’essentiel du contour de la face, on s’émerveille en découvrant un oeuf posé sur un cylindre, c’est-à-dire un gland légitimement pourvu de son méat urinaire et de son repli prépucial.

Peut-on être plus explicite? Jamais l’expression tête de noeud n’a été aussi réjouissante! Blague de potache, provocation voilée, irruption d’inconscient? Faute de confidence, on ne peut rien affirmer absolument. Ni rien exclure non plus. D’autant moins que Picasso revendiquait le droit de « savoir être vulgaire et de peindre avec des gros mots ». N’a-t-il pas écrit en 1935: « La tête désigne tout ce qui se trouve sous le couvre-lit « .

Voici ce qu’il a confié à l’historienne Gertje Utley: « Si j’avais représenté le vrai Staline, tel qu’il est devenu, avec ses rides, ses poches sous les yeux, ses verrues, tu peux les entendre hurler: il a défiguré Staline! […] Et pourquoi pas Staline dans une nudité héroïque? […] Oui, mais Staline nu, qu’en est-il de sa virilité ? Si tu considères le sexe d’une sculpture classique, il est si petit. Allez, Staline était un vrai mâle, un taureau. Donc, si tu lui donnes le phallus d’un taureau, tu obtiens ce petit Staline derrière ce gros objet. Ils vont crier: mais vous en avez fait un maniaque sexuel, un satyre! […] Dis-moi, toi qui sais, le réalisme socialiste, c’est Staline avec une érection ou sans érection? »

Décidément, de sa part, représenter Staline comme un zob n’était pas une marque d’irrespect, mais son plus grand éloge! Finalement, comme toujours, Picasso est allé au bout de son idée: il l’a bel et bien fait son grand nu héroïque.

Enfin, n’a-t-il pas dit: « Je ne dis pas tout, mais je peins tout. » Comme si la puissance de son regard avait l’effet révélateur d’une radiographie qui dispense de tout discours.

Enfin, de la formule: « le portrait de Staline exécuté par Picasso « , on peut ne retenir que:  » Staline exécuté par Picasso ». L’univers intérieur de Picasso nous place dans une dimension autrement plus vivifiante que les désolantes péripéties de ladite « affaire du portrait de Staline » et nous permet d’accueillir le soixantenaire de la mort de « l’homme le plus aimé des prolétaires du monde entier » avec un bel éclat de rire!

Par Paul Fuks,médecin et psychanalyste – http://www.paulfuks.info/

publié le 07/03/2013 à 19:36

Voir l’infographie sur l’Express.fr

« Joseph Staline n’était pas paranoïaque, mais pervers narcissique »

PaulFuks Par PaulFuks (Express Yourself), publié le 05/03/2013 à 15:27, mis à jour à 17:51

Soixante ans après sa mort, le « petit père des peuples » est encore souvent décrit comme un paranoïaque. Mais Paul Fuks, médecin et psychanalyste, juge qu’il « n’avait pas l’excuse du délire », car il était bien conscient de ses actes. Analyse.

« L’homme le plus aimé des prolétaires du monde entier », Staline, est mort le 5 mars 1953. Après soixante années, notre douleur étant quelque peu surmontée et les connaissances en psychopathologie s’étant développées, le diagnostic de paranoïa qui lui est habituellement attribué peut être reconsidéré. 

Ce diagnostic n’est donc nullement une erreur et il était longtemps tout à fait fondé, car pour la psychiatrie des années trente, paranoïa et perversion narcissique étaient confondues. Depuis les travaux de Paul-Claude Racamier (1986) elles sont désormais différenciées. Staline fut bien atteint de perversion narcissique*, tous les propos et comportements rapportés par les proches et les historiens le démontrent. 

La délectation sadique d’un pervers sûr de son impunité 

C’est la multitude des complots invraisemblables dont il se disait visé qui a convaincu de la paranoïa. Or le paranoïaque est intimement persuadé de la réalité de ses persécutions, alors que de sources multiples, on sait que Staline n’était pas dupe de ses accusations -ce qui suffirait à récuser la paranoïa. Mais le fait qui certifie la perversion narcissique, est une confidence consternante, souvent citée sans que sa signification psychopathologique soit relevée. 

L’historien réputé Simon Sebag Montefiore, auteur d’une imposante biographie du cher homme, la relate ainsi: « Lors d’un dîner arrosé, Kamenev demanda à chacun autour de la table de dire quel était son voeu le plus cher dans la vie. Certains dirent les femmes, d’autres répondirent sincèrement que c’était les progrès du matérialisme dialectique vers le paradis prolétarien. Puis vient le tour de Staline: ‘Mon plaisir le plus grand est de choisir une victime, de préparer des plans minutieusement, d’assouvir une vengeance implacable et ensuite d’aller me coucher. Il n’est rien de plus doux au monde.' » 

Non, ici s’étale avec impudeur la délectation sadique d’un pervers sûr de son impunité. La perversion se lit dans l’inversion du caractère sexuel de la séquence décrite: choisir une victime = choix du partenaire, préparer minutieusement des plans = séduction patiente et longs préliminaires, assouvir une vengeance implacable = conclusion et orgasme, ensuite aller me coucher = sommeil post coïtal. 

L’inversion est la définition même de la perversion par laquelle, ici, la jouissance est procurée par la mise à mort du partenaire de la dimension sexuelle sous-jacente au propos. La délectation sadique d’un pervers sûr de son impunité s’étale sans pudeur. 

La paranoïa rassure et fait moins peur que la perversion et son mystère

Cette sincérité, surprenante chez cet homme si retenu, met à jour ce secret non-secret, ce caché-exhibé – impensable chez un paranoïaque – par lequel le pervers se plait à étaler au grand jour ce qu’il trame en secret et dont il jouit d’autant plus. 

Quant à la « paranoïa galopante » qui aurait accompagné le net déclin de Staline après-guerre, elle ne correspond pas non plus aux descriptions des témoins. Extrême irritabilité, vertiges, trous de mémoire et syncopes à répétitions, radotage de sempiternelles mêmes histoires, éclats de rire à des sottises et à des plaisanteries futiles, goinfrerie aggravée, brusques éruptions de colère vis-à-vis d’individus fusillés depuis longtemps ou prises de décisions insensées, tout ceci évoque une sénilité manifeste et un syndrome démentiel progressif, d’évolution en paliers, avec déficit mnésique, labilité émotionnelle, irritabilité et apathie. 

Ces signes ne devaient rien à la psychiatrie car l’autopsie a formellement confirmé la démence en objectivant une altération du tissu cérébral, de l’athérosclérose et surtout des cavités et des kystes dans les lobes frontaux, causés par de petites hémorragies cérébrales à répétition, qui expliquent les malaises à répétition des dernières années (plus l' »important foyer d’hémorragie, situé dans la région des centres sous-corticaux de l’hémisphère gauche », cause directe de l’hémiplégie finale). Donc, en langage de « docteur », ça donne: démence vasculaire par infarctus multiples. 

La paranoïa, enfin, en tant que psychose chronique, n’évolue pas vers la détérioration intellectuelle, ce qui était précisément le cas de notre patient. Quant à la démesure aggravée de son obsession des complots, qualifiée de délirante, elle était l’expression de sa vieille méfiance perverse, exacerbée par la perception angoissée du déficit croissant des fonctions intellectuelles. 

En tant que folie facilement repérable, la paranoïa rassure et fait moins peur que la perversion et son mystère, il est néanmoins préférable qu’un diagnostic soit juste.  

Non, la monstruosité de Staline n’eut pas l’excuse du délire. 

Par Paul Fuks,médecin et psychanalyste – http://www.paulfuks.info/ 

* Attention à ne pas confondre pervers narcissique et pervers sexuels. Ces dernières n’ont pas concerné Staline. Hétérosexuel, alliant virilité et pruderie, machiste à la mode géorgienne et appréciant la compagnie des femmes, il a passé sa vie politique dans un milieu exclusivement masculin. Le pervers sexuel de la bande du Politburo était Beria.