José Martí, la croissance de l’esprit

jose_marti-400— Par Graziella Pogolotti —

La revue Lettres de Cuba rend hommage à José Martí à la occasion du 120 anniversaire de sa mort en combat à Dos Rios.

C’est l’un des endroits que l’on doit visiter une fois dans la vie, car les expériences référées ne sont pas les mêmes que les expériences vécues, concrètes. « Grand bonheur » a annoté José Martí dans son journal au moment du débarquement et l’homme qui arrive à Cuba à ce moment est celui que je voudrais que chacun d’entre nous puisse rencontrer à cet instant, en dehors de la rhétorique, des discours, dans un moment de méditation. Martí a été sans aucun doute un géant, mais il était aussi un homme comme nous tous, fragile et vulnérable et c’est ce qui se manifeste dans les deux journaux qu’il remplit, d’abord sur son séjour dans La Española et ensuite sur son trajet depuis Playitas jusqu’à la veille de Dos Rios. Dans l’excellente édition publiée par la maison d’édition Abril nous pouvons compter le texte des deux journaux et une série d’annexes que l’on peut lire horizontalement, réalisant avec Martí le passage des jours jusqu’à la veille de son moment final. Les notes intimes accompagnent les lettres, les ordres militaires, le Manifeste de Montecristi. Dans toutes on reconnaît l’homme qui, à la veille probable de sa mort, perçoit l’intensité du temps qui lui échappe, la nécessité de profiter de chaque minute. Dans cet ensemble croît le fondateur, l’homme, le poète.
Martí est arrivé dans ce site sauvage après une traversée sur une mer forte. Il était un des six rameurs dans la précaire embarcation. Fragile physiquement, il était un intellectuel non formé pour les tâches difficiles, marqué dans son corps et son âme par son expérience comme prisonnier politique dans les carrières, un souvenir indélébile conservé avec l’anneau de fer qu’il a toujours conservé. Cinq jours plus tard, quand il écrit à Carmen Mantilla, les ampoules dues aux rames ne sont pas encore guéries. En débarquant à Cuba il commence le parcours, comme il le dit, chargé avec son fusil, sa machette, son revolver, sa boîte de balles, son sac à dos, où il y avait tout le nécessaire pour la subsistance, pour guérir, l’iode miraculeuse qu’il applique aux premières blessures de ceux qu’il soigne, et où il y a également les livres, les papiers qu’il n’a jamais abandonné et un tube avec les cartes de la région. J’essaie d’imaginer cet homme chargé de tout  ce poids mort, se forçant à être celui qu’il n’était pas car il n’était pas un homme de terrain comme Máximo Gómez, qui n’avait pas la force d’un athlète comme Antonio Maceo et qui, cependant, dans cette agitation douloureuse pour la patrie, sent un immense bonheur. Les papiers de José Martí nous invitent à réfléchir non seulement sur l’homme, sur la condition humaine, mais également sur cette notion si importante qu’est le concept du bonheur.
Avides d’affection, alors qu’il prépare les derniers préparatifs pour la guerre, il surveille l’éducation des enfants de Carmen Mantilla. Il projette une petite école pour María, afin qu’elle, femme, puisse se faire un avenir indépendant pour choisir son compagnon, libre des suggestions économiques. Homme pratique, il lui indique combien elle pourrait demander pour les classes, où et comment placer la salle de classe, comment et quoi enseigner. L’humaniste profond lui induit à s’intéresser aux sciences, à la géographie et au mouvement des étoiles, car il faut savoir tout d’abord la place que nous occupons dans le monde pour nous approcher ensuite des autres. Avec des exemples de maître, il lui enseigne à traduire en respectant l’esprit de la langue. Il l’a formait dans l’intellectuel, dans l’éthique et dans l’humain.
Mais l’action fondamentale de Martí lors du transit de Montecristi à Dos Rios est celle de l’organisation politique de la révolution de Cuba. Dans le présent de la guerre il dessine le futur de la nation. La république devra être fondée au milieu de la guerre, rassemblant, comme il l’avait toujours fait, la volonté des hommes avec la piété et la tendresse. La piété est une passion commune, une voie pour une compréhension profonde des autres. La tendresse est un pont pour le rapprochement. On ne devra pas agresser l’Espagnol qui est venu comme un conscrit pour combattre à Cuba, ni à celui qui cohabite avec nous, sans être un complice de l’ennemi. De même, on ne devra pas agresser le Cubain timide n’étant pas engagé dans la guerre qui, cependant, un jour, pourra être l’un d’entre nous. La piété et la tendresse sont également faites de discipline et de rigueur. Sans cesser de s’émouvoir, José Martí participe au jugement et au châtiment des traîtres, des délinquants, de ceux qui, par leur comportement, violent les principes de la révolution. Devant l’exécution des coupables, il observe celui qui conserve l’intégrité et le lâche qui s’effondre. La piété et la tendresse impliquent un essentiel sentiment de justice. Impatient, il exhorte les chefs militaires de faire une guerre rapide, peu coûteuse en sang humain et en ressources matérielles capables d’empêcher à temps l’intervention d’une tierce partie.
Cette impatience anime la correspondance et le dialogue avec Antonio Maceo. Exceptionnellement impératif, il lui exige de quitter le Costa Rica de n’importe quelle façon, même dans une coquille de noix, conscient que la présence du Titan est essentielle. Administrateur soigneux des centimes de la révolution, Martí charge Flor Crombet de la mission. Malgré ses réticences, Maceo se soumet.
Lucide, précis et efficace, Martí sait que son destin est incertain. Il pourrait mourir pendant la guerre, il pourrait être dépouillé de ses prérogatives, vouées à l’abandon et à l’exil. L’écrivain continue à vivre dans l’âme de l’homme politique. Il envoie son testament littéraire à Gonzalo de Quesada. Il évoque avec nostalgie les papiers épars dans les journaux et magazines du Mexico, de Buenos Aires, de Caracas, de Guatemala, de New York. Parmi ses poèmes, il choisit Ismaelillo, puis les Vers Simples et enfin certains de ses Vers Libres. Le reste, pour lui, est jetable. Il organise son œuvre en prose, beaucoup plus étendue, selon les orientations thématiques. Dans les Scènes Nord-américaines, il souligne certaines qui nous paraissent toujours magistrales. Il regroupe séparément les thèmes hispano-américains et cubains. Il souligne, entre autres, ses chroniques sur les peintres impressionnistes, qui sont toujours d’actualité.
Les deux journaux, celui de Montecristi à Cap-Haïtien et de Playitas à Dos Rios, suivent une rigoureuse séquence chronologique. L’écrivain, arrive  à la plénitude de son projet vital, capte l’instant insaisissable, alors qu’il invente une prose qui échappe aux coordonnées de son époque. Cependant, il y a des différences substantielles entre les deux.
Celui qui écrit le premier est l’homme pourchassé, harcelé par les ennemis visibles et invisibles, dévoré par l’impatience de la veille, obligé de tisser une subtile toile d’araignée des conspirateurs. Quand il parvient à entreprendre le voyage et à échapper à la vigilance des Espagnols, des navires britanniques le suivent en mer, alliés des autorités de la métropole. Se convertir en l’un des six rameurs, malgré les circonstances difficiles, constitue un acte libérateur. Il marque la tonique du deuxième journal.
Le premier journal est une œuvre de la prudence. Il y a une zone de silence dans les jours où Martí travaille à l’élaboration du Manifeste de Montecristi. Au long de tout le journal il cache les noms, les références précises, l’objectif d’aller d’un endroit à l’autre. Celui qui laisse ces notes est un José Martí qui se sent dans le paysage naturel et humain, découvrant dans La Hispañola l’approche de son destin final, de son ultime destin, et il découvre avec joie l’exubérance des tropiques, d’une végétation oubliée depuis longtemps, li s’y arrête, il s’arrête également sur les hommes, les femmes, les enfants qu’il rencontre le long du chemin. Dans l’avant-dernière étape d’un interminable pèlerinage et d’un apprentissage intense, Martí saute dessus les barrières du temps, non seulement par écrit, mais aussi dans la façon de regarder. D’une manière absolument éblouissante le Martí qui contemple le paysage humain dans le trajet entre Montecristi et Dos Ríos a déjà le regard de ce que nous appellerons bien plus tard un anthropologue, dans sa façon de décrire les personnages qu’il rencontre. Dans les notes absolument synthétiques, où il nous offre les éléments substantifs du milieu humain : les conditions de logement, les outils de travail, les manières de manger, les façons de se vêtir avec une réitération quasi obsessive il s’arrête sur les pieds, nus ou chaussés, sur la caractéristique des chaussures et des chaussettes, car dans ce milieu rural il révèle les conditions économiques et de vie, le lien entre la culture matérielle et spirituelle. Il sauvegarde également les éléments de la langue celle des Dominicains si proche de nous et celle des Haïtiens, observés avec une clairvoyance exceptionnelle. Fin connaisseur du français, il voit chez les Haïtiens, dans leurs mots, dans leurs gestes, dans leur comportement, dans leur façon de vivre, la fracture à peine délignée entre deux cultures – en utilisant le terme comme nous le faisons aujourd’hui – celui qui vient de l’intérieur, du fond de ses racines, et qui a à voir avec les croyances ancestrales des gens, avec les coutumes du vieux paysan et l’autre culture, la pseudo culture apprise du modèle européen, qui dédaigne le traditionnel, qui essaie d’être très lettrée, mais qui, pour Martí, ne l’est pas tant. Sans l’utilisation d’adjectifs, au moyen de la description nue, il offre les éléments d’une mosaïque que nous pouvons reconstruire comme l’antécédent d’une histoire d’une histoire culturelle que personne n’a été capable de recevoir en son temps.  Son regard est construit sur de très nombreuses lectures, non seulement de littérature, de poésie, d’art, mais aussi d’économie, d’histoire, il va au-delà de la connaissance de son temps et il traverse les années passés, le convertissant en fondateur d’un nouveau savoir, d’un savoir pour nous.
Les deux parties du journal ont un substrat commun qui est le pèlerinage vers le destin de faire la patrie. La charnière qui marque la séparation entre les deux est dans le transit entre ses adieux de Cap-Haïtien et son arrivée à ce « grand bonheur », dont il fait l’allusion synthétiquement dans son « Lola jolongo llorando en el balcón », un vers ayant presque une référence à l’immédiateté circonstancielle aux adieux d’une famille amie, et qui, cependant, rompt avec toutes les conventions littéraires de son époque, avec la syntaxe, avec la musicalité moderniste pour dépasser la jitanfáfora d’avant-garde et pour nous donner la double nature de cet instant dans la mélodie de cette phrase, la joie du grondement du rythme et le contraste entre la percussion et la charge sémantique des mots. Ce saut à travers les temps littéraires alimente le second et dernier journal de José Martí. Il contient la ferveur de la redécouverte de l’île et la germination exaltée de l’imaginaire de la patrie. José Martí n’est plus un clandestin. Il va à visage découvert au milieu du champ de bataille. Il peut mentionner des noms, signaler des endroits spécifiques, raconter des anecdotes, laisser le témoignage des événements de chaque jour, de cette vie quotidienne qui apparaît rarement dans les livres d’histoire. Dans cette autre guerre les hommes sont connus. Comme cela arrive dans toute aventure humaine et dans tout l’exercice de l’écriture, il approfondit la découverte de soi, avec les cicatrices qui se dessinent subrepticement dans tout le texte. Il a dit une fois que le crucifié est mort en une seule journée mais que sa propre crucifixion avait duré très longtemps. Dans ce dernier journal il révèle, au premier plan, l’exubérance de la nature, parfois accidentée, des montagnes et des collines, des eaux cristallines et des arbres nouvellement nommés. La route est faite sous la pluie, durant la saison pluvieuse, avec des capes en caoutchouc ou avec des vêtements trempés sur le corps nu. La nature héberge, nourrit et rend difficile le chemin. Dans ce document, le paysage humain montre ses multiples et contradictoires composants. Les faits du paysan hospitalier qui partage sa nourriture, les faits du soldat et de l’officier de la Vieille Guerre avec les préjugés et les souvenirs de l’époque. Ce sont les préjugés qui ont accompagné José Martí durant toute sa lutte, des faits de la méfiance en ce qui concerne l’intellectuel qui n’a pas fait le Grande Guerre, celui qui implique les hommes avec l’enchantement de leur parole. Martí a toujours eu la charge de la tristesse de ces petites appréhensions et c’est un homme fragile et vulnérable. Quand les chefs militaires, dirigés par Máximo Gómez, s’écartent, Martí pense anxieux qu’ils l’ont rejeté. Son bonheur est immense en apprenant, suite à l’accord des représentants de l’Armée Libératrice, qu’ils l’ont nommé Major Général. C’est la guérison de nombreuses blessures accumulées dans l’effort pour unir des hommes. Cette vérité profonde et douloureuse se voit entre les aventures quotidiennes de manger et de s’habiller, lors des petits combats de guérilla où il y a des morts et des blessés, où le sang coule et où Martí s’emploie pour la première fois comme guérisseur, avec le peu qu’il sait et le peu qu’il apporte. Lors des nuits dans le campement, les souvenirs de la Grande Guerre vont et viennent, les anecdotes des anciens, la rencontre personnelle et directe de José Martí avec les héros de cette épopée, avec José Maceo, avec l’évocation de la mère des Moncada. Il note tout comme la jouissance et la reconquête d’un savoir, d’un héritage qui lui appartient intégralement pour la première fois en partageant maintenant les rigueurs de la vie. Sensible et vulnérable, il perçoit l’affection des hommes qui l’entourent dans le geste simple de Máximo Gómez de prêter le hamac, dans celui de ceux qui le couvrent contre le froid et dans celui de ceux qui l’appellent, bien qu’il le rejette, président. Dans ces petits détails du quotidien, avec cette grande joie, Martí est autre et il renaît.
La grande joie est un éclair au milieu de l’angoisse qui ne cesse jamais. Il essaye désespérément de sauver le malentendu avec Antonio Maceo, enraciné dans le contraste entre deux personnalités : le héros de la Grande Guerre et l’intellectuel lutteur de la politique, des idées, de l’organisation, de la parole charismatique. Le malentendu s’est accentué avec l’aigre discussion des poids de l’expédition du Costa Rica. Martí réclame la rencontre indispensable, au-dessus de toutes les différences, même s’il l’observe avec un œil critique lors de son arrivée : vêtu de hollande grise avec de l’argent sur la selle.
Dans ces écrits quotidiens pour lui-même, Martí arrive à l’un des points culminants de son œuvre littéraire. Sa prose se libère complètement des inévitables contaminations des courants littéraires de son temps. Le poète et le prosateur se confondent. La synthèse est extrême et les images fulgurantes. Les sauts verbaux démantèlent la syntaxe traditionnelle. C’est notre contemporain car, comme écrivain, comme homme politique, comme combattant, comme organisateur, il a appris que fonder la république, faire la patrie était avant tout de former les hommes.
Il se voue à ceci dans ses dernières pages, une notion très particulière du bonheur humain, un concept impalpable, poursuivi par les écrivains à travers les siècles. En débarquant à Cuba, le moment de la cristallisation de la signification profonde de sa vie est arrivé, sa rencontre avec lui-même sur la terre qu’il va contribuer à libérer et à faire. Le bonheur illumine aussi les petits événements quotidiens, la jouissance des fruits de la terre, la saveur de la façon simple de parler de ceux qui l’entourent et l’affection transparente des hommes qui sont maintenant ses compagnons de destin. Ce sont de brefs instants à travers un pèlerinage austère, dur, violant la fragilité de son corps, vêtu, comme il l’a écrit à Carmen Mantilla, avec un pantalon, une jaquette bleue et des sandales sur ces routes cahoteuses. Ce bonheur est fait de la croissance de l’esprit, comme un acte de plénitude et de communion qu’il ne pouvait trouver qu’ici.
Conférence dans le « Bosque martiano de Cajobabo ». Juillet 2006

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