— Par Michèle Bigot —
Le retour du retour du fils ! Dans la série des bouclages qui fondent l’écriture de Jean-luc Lagarce, le motif du fils prodigue occupe une place centrale. Et contrairement à celui d’Ulysse, ce retour à la matrice est synonyme de mort, ou d’annonce de mort. Car pour le sujet la mort n’a d’autre réalité que son annonce, sa venue prochaine et tout le système d’échos que cette annonce engendre dans la famille, semblable aux ricochets de cet étang (ou ce marigot) qu’est le cercle familial.
Écriture intimement liée à la maladie du sida. Car cette affection fait entrer la logique de mort au cœur de la jeunesse, et porte sur le devant de la scène un coming out double dans lequel coïncident l’officialisation de l’homosexualité et l’annonce de la mort. Et dispose au premier plan la panoplie des relations affectives avec les parents, dans toute leur douloureuse complexité.
Écrite quatre ans après Juste la fin du monde, cette avant-dernière pièce (la dernière étant Le Pays lointain) représente une sorte d’épure de la précédente. Car le fils prodigue est bien mal en point, il brille par son absence au cœur même de sa présence supposée. Car en fin de compte, on ne saura jamais si le fils aimé est véritablement revenu ou si ce retour n’est qu’un phantasme, un rêve éveillé que partagent les cinq femmes de la famille. Telle est la force de cette structure dramaturgique qui repose exclusivement sur l’absence. Ceux dont on parle, dont on rêve, dont on se souvient, ce sont les grands absents, le père et le fils. Ceux qui ont toujours été soit sur le départ, soit partis de ce gynécée, aussi doux que redoutable. Ceux qui s’entre-déchirent, se disputant l’attention et l’affection des femmes du harem. De fait, s’ils étaient présents on ne parlerait pas d’eux, on leur parlerai. Or ici l’adresse va des filles à la mère, de la mère à la grand-mère ou des filles entre elles. Onirique, recueillie, haineuse ou nostalgique, la parole ne circule que dans un cercle féminin, les hommes en sont exclus.
Cette pièce fut créée en 1997 au theâtre Vidy-Lausanne par Joël Jouanneau, puis à à Théâtre Ouvert par Stanislas Nordey. Élève de Joëlle Jouanneau, Chloe Daubert découvre auprès de lui l’œuvre de Jean-Luc Lagarce dont elle apprécie l’écriture musicale, toute pleine des rythmes et des accents de l’oralité, sans perdre pour autant en précision et rigueur. Dans sa mise en scène, le travail du texte, la direction d’acteur, la diction, le phrasé, l’articulation et l’adresse sont mis en valeur. La dimension chorale dans la distribution de parole est soulignée par la gestuelle et les déplacements mesurés. En fait, la mise en scène opte pour une certaine fixité des positions spatiales et des attitudes. Ce sont des poses de personnages qui évoluent comme dans un rêve ou une hypnose, l’expression passe par les gestes, les visages, les attitudes. Comme dans des plans cinématographiques fixes. La scénographie et le décor ajoutent à cette ambiance onirique, donnant à voir un squelette de maison, dont les parois translucides sont dessinées par du tulle blanc. L’espace est divisé verticalement en deux étages par un escalier que personne ne gravit jamais jusqu’en haut, l’étage supérieur inaccessible symbolisant la chambre du jeune homme absent/revenu/mourant. Le jeu de lumière, d’une blancheur égale et diffuse, accentue cette ambiance semi-onirique. Ni jour, ni nuit, le temps s’installe dans une permanence irréelle.
Insistons enfin sur la maîtrise parfaite des comédiens, qui savourent le texte dans une diction distincte et sans bavure, et incorporent le texte de façon naturelle et intériorisée. Un léger bémol toutefois en ce qui concerne le jeu adopté par la fille la plus jeune (Rebecca Marder) qui a tendance à saturer l’espace sonore, faute de variation. Cette interprétation tend à renforcer la dimension stéréotypée du personnage qui ne demandait qu’à affleurer.
Michèle Bigot
« J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne »
de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène : Chloé Dabert
Scénographie : Pierre Nouvel
Costumes : Marie La Rocca
Lumières : Kelig Le Bars
Musique : Lucas Lelièvre
Collaboration artistique : Sébastien Eveno
La troupe : Suliane Brahim, Cécile Brune, Clotilde de Bayser, Jennifer Decker, Rebecca Marder
Comédie Française, Vieux Colombier, 24 janvier= > 4 mars 2018