— Entrevue réalisée par Robert Berrouët-Oriol—
Le 21 février 2018 est paru à Montréal, aux Éditions Mémoire d’encrier, le livre « J’essaie de vous parler de ma patrie » – Jacques Viau Renaud », sous la direction de Sophie Maríñez et Daniel Huttinot, avec la collaboration de Raj Chetty et Amaury Rodríguez. Un lancement du livre est prévu à New York le 20 avril 2018 au Graduate Center, City University of New York. Pour éclairer cet événement littéraire de premier plan, notre collaborateur Robert Berrouët-Oriol propose aux lecteurs du National une entrevue exclusive avec les responsables éditoriaux du livre, Sophie Maríñez et Daniel Huttinot, qui vivent et travaillent à New York.
Le National (LN) : Sophie Maríñez et Daniel Huttinot, voulez-vous, pour les lecteurs du National, présenter le poète Jacques Viaud Renaud qui ne semble pas connu en Haïti ?
Sophie Maríñez et Daniel Huttinot (SM/DH) : D’abord, merci, Robert, pour cette entrevue. Nous sommes heureux de faire connaître Jacques Viau Renaud parmi le public de son pays natal. Jacques est né à Port-au-Prince en 1941 et sa famille a dû partir en exil en 1948, peu après l’assassinat du frère de Jacques, Gérard, sous le gouvernement de Dumarsais Estimé. Jacques a donc grandi en République Dominicaine. Pendant son adolescence, il fréquentait les milieux artistiques et littéraires de Santo Domingo. Il était très apprécié comme poète et comme camarade et il a écrit toute sa poésie en espagnol. Au moment de l’intervention militaire américaine de 1965, il rejoint les combattants constitutionalistes qui voulaient le retour de Juan Bosch, premier président élu démocratiquement après la chute de Trujillo en 1961. Gravement blessé par un obus américain, Jacques meurt une semaine plus tard, le 21 juin 1965, à l’âge de 23 ans, après avoir demandé à son ami Antonio Lockward Artiles de faire publier sa poésie, laquelle est parue quelques mois plus tard sous le titre « Permanencia del Llanto ». Le jour de sa mort, le président constitutionaliste Francisco Caamaño a émis un décret lui donnant la nationalité dominicaine.
LN : Comment vous est venue l’idée de faire un livre dédié au poète Jacques Viau Renaud ?
Daniel Huttinot : C’est un vieux projet qui date du début des années soixante-dix avec le poète Georges Castera. Nous avions pensé qu’il était important de traduire la poésie de Jacques en français et de la faire connaître dans son pays natal et dans le monde francophone. Pour différentes raisons que j’explique dans le livre, le projet n’a pas pu aboutir. Des années plus tard, un jeune chercheur dominicain, Amaury Rodríguez, me demande de recommencer à travailler sur ce projet avec lui. Deux professeurs de littérature, Sophie Maríñez et Raj Chetty, se joignent à nous, et donc ce livre est le produit de cette collaboration, et Sophie va jouer un rôle central. Je dois ajouter que le premier poème de Jacques Viau traduit en français l’a été par le poète Georges Castera, et cette traduction est incluse dans notre livre.
LN : Quel est le projet éditorial du livre « J’essaie de vous parler de ma patrie » – Jacques Viau Renaud » ?
SM/DH : Le livre est divisé en deux grandes parties : d’abord, la traduction d’une vingtaine de poèmes par plusieurs traducteurs de différentes nationalités (y compris plusieurs Haïtiens), et ensuite, un dossier critique contenant le contexte historique, littéraire et politique de l’époque, un entretien avec Lionel Vieux, ami et compagnon de combat de Jacques et un des centaines d’Haïtiens exilés à l’époque qui ont aussi participé à la révolution de 1965, des extraits d’une entrevue du politicien dominicain Peña Gómez avec Jean Dominique sur cette période, et finalement des hommages de poètes qui ont connu Jacques ou qui étaient ses amis.
Le but du livre est de servir d’intervention dans le climat actuel de remontée d’un discours et de pratiques anti-haïtiennes en République Dominicaine. Nous voulons mettre l’accent sur la solidarité nécessaire entre les deux peuples. Jacques, en tant que poète et combattant qui a donné sa vie pour la souveraineté dominicaine est l’emblème même de cette solidarité.
LN : L’éditeur, Mémoire d’encrier, expose que la poésie de Jacques Viaud Renaud est un « Dit de combat, de révolte et d’amour. La poésie de Jacques Viau est celle des héros »; partagez-vous cette assertion de haute amplitude ?
SM/DH : Oui, on la partage. C’est une poésie qui fait un appel au combat et à l’amour pour une île partagée, sans pour autant tomber dans le pamphlet ou la propagande. C’est aussi un poète qui porte son regard au delà de l’île vers le reste du monde, en particulier dans des poèmes comme « À un leader noir assassiné », écrit en hommage à Medgar Evers, activiste des droits civils afro-américain assassiné en 1963, et « Walt Whitman », écrit en hommage au grand poète américain. En effet, c’est un poète aussi de l’amour, de l’amour de ses deux patries, ses deux peuples, à qui il fait un appel à se battre ensemble contre un ennemi commun.
LN : Est-il exact de soutenir que la poésie de Jacques Viau est inséparable de son engagement politique et qu’il portait au cœur deux peuples, deux pays qui se partagent la même île ?
SM/DH : Oui, c’est exact. Jacques n’était pas un poète enfermé dans sa tour d’ivoire. C’était un poète engagé, ouvert aux problèmes politiques, aux problèmes de la misère du peuple. À travers toute sa poésie, il y a une certaine tristesse, mais c’est une tristesse qui vient de sa solidarité envers le peuple. Nous préférons citer le poète lui-même, dans « Cette douleur qui m’épuise » :
Cette douleur qui m’épuise
couvre-la de tes mains tendres, adoucies par la boue de ton quartier.
Enfant d’argile
qui ne pleure pas.
Enfant de boue
nourri de brises, de ciel et d’étoiles.
Enfant foncé
abandonné sur un sentier semé de jeunes épines
couvre de tes mains cette douleur
qui est ta douleur muette.
De quelle source tires-tu ta force,
petit morceau d’argile ?
Qui t’a appris à te taire
et à porter dans le regard l’immense tendresse des « mal aimés » ?
Enfant de boue abandonné,
lorsque tu tends les bras c’est l’Amérique qui se redresse.
Ce ton triste, tout en étant solidaire et appelant au courage, se retrouve dans toute sa poésie.
LN : La poésie de Jacques Viau, est-elle une poésie testamentaire au sens où il a légué à son pays de naissance et à sa patrie d’adoption un héritage que d’autres poètes ont la liberté de faire fructifier ?
SM/DH : Absolument ! Jacques Viau recrée un lien entre les deux pays qui a été coupé par Trujillo et qui est encore coupé parmi les poètes et beaucoup d’intellectuels des deux pays, qui sont indifférents l’un de l’autre ou qui défendent des discours antagonistes. À quelques exceptions près, il y a une grande méconnaissance de l’un envers l’autre, ce qui fait que l’on agit encore sur la base de préjugés. Jacques est le seul poète à avoir bien connu les deux parties de l’île, les deux cultures, et à les aimer. Dans son poème qui sert de titre au livre, « J’essaie de vous parler de ma patrie », il parle de cette patrie comme « deux mottes complémentaires », des « points cardinaux de ma tristesse/ tombés de la rose des vents/ comme deux amants dont l’étreinte s’est brisée. » Enfin, il finit en disant :
J’ai voulu vous parler de ma patrie,
de mes deux patries,
de mon Île,
divisée jadis par les hommes
là où ils s’accouplèrent pour créer un fleuve.
Nous sommes heureux d’annoncer le lancement du livre à la Fokal le 14 avril prochain.
Le National, Port-au-Prince, le 26 février 2018