Galerie Maëlle, Paris, du 8 janvier au 6 février 2016
— Par Scralett Jesus —
«Une errance enracinée »
«Le monde est grand mais en nous il est profond comme la mer».
Rainer Maria RILKE.
« L’imagination crée à l’homme des Indes toujours suscitées »1
Édouard GLISSANT
Les origines guadeloupéennes, et donc multiples comme tout Créole, de Jérémie PAUL peuvent-elles expliquer la singularité d’une démarche artistique prenant appui sur les notions d’hybridité et de métissage ? Comme le faisaient les Surréalistes, il tend à provoquer des rencontres fortuites entre des lieux, des cultures et des mouvements artistiques très éloignés les uns des autres. Pour que, de ce choc surgisse l’imprévu et, avec lui, une ouverture possible sur l’opacité du monde.
C’est, visiblement, à partir d’une recréation poétique de l’Espace que l’exposition s’organise. D’un espace clos et urbain, limité à ses 23 m2, situé dans le quartier multiracial de Belleville, la Galerie Maëlle, Jérémie PAUL va donner une représentation du Tout-Monde. Un Tout-Monde qui se réclame d’Edouard GLISSANT et qu’il place délibérément sous le signe de la Relation.
Le Tout-Monde qu’il s’agit de recréer renvoie à une géopolitique « archipelique » figurant un continent morcelé et comme démembré, celui d’une Caraïbe qu’entoure de toute part la mer. Une vastitude qui, parce qu’elle est ouverte sur l’Ailleurs, joue un rôle fondamental (et fondateur) dans l’imaginaire de l’Antillais. A fortiori lorsque celui-ci, comme c’est le cas ici, est exilé.
D’où, certainement, le choix du premier terme de l’exposition, « Opaline », dont la définition « vert pâle et laiteux tirant sur le bleu » s’applique à la couleur des eaux caribéennes. Celles-ci seront poétiquement représentées, d’une part, par de grandes pièces de soie peintes, tendues au plafond et spécialement conçues aux dimensions de la pièce. Et, d’autre part, par une coulée de peinture s’échappant de la rue pour s’infiltrer dans la galerie, depuis la porte d’entrée. Jouant de cette extension entre le haut et le bas qui repousse les murs, l’artiste procède ainsi au positionnement des Eaux primitives à partir desquelles il placera au sol une Terre, ou plutôt un continent englouti, l’Amérique pré colombienne. Au moyen, symboliquement, d’un tapis dont les laines ont été teintes et tissées au Mexique selon des techniques ancestrales.
En convoquant parallèlement pour cette Création, les Eaux primordiales et ces «très grands vents en liesse » que chantait Saint-John PERSE, c’est toute une mythologie que l’artiste convoque. Le mythe d’un Paradis d’avant la Conquête et la Civilisation, celui de « terres neuves » et de « fraîcheur d’eaux libres et d’ombrages2 », de « fraîcheur de terre en bas âge, comme un parfum des choses de toujours ». Cette installation aérienne permet, de fait, que se rencontrent, dans une même espace-temps, deux grands poètes antillais dont l’un, Saint-John PERSE, nous légua « Vents », et l’autre, Edouard GLISSANT, les « Indes ».
Le positionnement conjoint du vent et du tapis permet de mieux comprendre l’introduction du second terme donnant son titre à l’exposition, le « Väyou ». Le mot désigne le Dieu du vent dans la mythologie hindouiste. Véritable sésame, il permet de faire le lien entre le Mexique des Mayas et ces West Indies que constituent les Antilles. La rencontre des deux motifs figurant sur le tapis sollicite notre réflexion. Le premier, polysémique, représente un cœur que transperce un poignard. On peut y voir aussi bien le rappel des sacrifices rituels auxquels procédaient les Mayas que celui des massacres dont les peuples amérindiens furent l’objet. Et constater que ce cœur transpercé, emblème par ailleurs du lao vaudou Erzulie Dantor, fournit simultanément l’illustration parfaite du syncrétisme qui s’est opéré dans ces régions à partir de la coexistence de différentes religions. Sur la partie supérieure du tapis d’un rouge sang et découpé en forme de gouttes, l’artiste a placé un second motif : celui de deux yeux verts exorbités, dont la couleur est identique à celle des siens. Traduisent-ils l’horreur éprouvée face aux origines sur lesquelles s’est construit le Nouveau Monde ? Caractérisent-ils plutôt la Voyance et la Révélation de l’Invisible ? Si l’œil rond est un motif récurrent dans l’œuvre de Jérémie Paul, la forme qu’il lui donne ici, une boule munie d’un bâtonnet, évoque les sucettes Chupa et crée un écart anachronique et humoristique certainement voulu.
Cette quête identitaire que mène Jérémie PAUL, tel un exilé contraint à l’errance et condamné à aller d’un continent à l’autre en quête de ses origines, est aussi un parcours initiatique. Le parcours d’une recherche spirituelle. Mais aussi une démarche artistique qui lui permet de faire l’expérience de l’Autre, en se confrontant à différentes pratiques et mouvements artistiques.
Plutôt que par les «semelles de vent » qu’empruntait RIMBAUD, c’est par une bottine noire et blanche que ce nomade métis va se représenter métaphoriquement. Choisissant pour ce faire, d’emprunter à la Chine un matériau et une technique dont ce pays possède la maîtrise parfaite, la céramique. Le soir du vernissage, un bouquet de coquelicots évoquant une floraison printanière détournait la bottine de son usage attendu, pour la transformer en vase. Tout en effectuant le glissement vers un pays encore plus lointain.
Jérémie Paul poursuit tenacement une même finalité, celle de franchir les limites de l’espace clos de la galerie en s’ouvrant à de vastes horizons, à l’imprévu de la Rencontre et, finalement, à l’Inconnu et à l’Invisible. Ce faisant il transgresse les genres et les catégories artistiques dont il provoque la rencontre. Tout en multipliant les oppositions : celles du haut et du bas, du dedans et du dehors, du plein et du creux, du plat et du profond, du doux et du dur, du minéral et du végétal, mais aussi et surtout de l’opaque et de la transparence.
Aucune des œuvres, qu’elles soient peintes, tissées, ou sculptées, ne pourrait être parfaitement comprise isolément, chacune devant être resituée au sein d’une installation que son auteur dit avoir conçue comme un hommage à Lucio FONTANA. De fait, un dispositif complexe est mis en place afin de permettre au regard d’être détourné vers d’autres Ailleurs. Ainsi le tapis mexicain, se reflétant dans la baie vitrée, ne fait-il pas entrer la rue dans la galerie ? A moins que ce ne soit l’inverse. Quant aux voilages opalescents, ils permettent à leur tout d’apercevoir, par transparence, l’Inconnu de passage. Créant un effet d’irréalité. Ou de surréalité. Comme cette vision de la bottine positionnée à mi-hauteur du mur opposé, et que l’on peut entrapercevoir à travers les différents voilages. Dont celui d’une autre pièce de soie qui accompagne la bottine, d’un dégradé délicat de rose chair. Face à la « petite bottine » et à la « petite branche » le souvenir du poème de RIMBAUD « Roman » nous entraînerait vers une rêverie érotique favorisée par la déchirure du voile qui évoque celle d’un hymen défloré… Mais les « tilleuls de la promenade », remplacés par une (authentique) branche de cerisier en fleurs nous orientent vers le Japon… et un univers d’un tout autre érotisme. Force est de constater que nous nous trouvons face à une œuvre « ouverte » en tous sens. Y compris et surtout sur son environnement.
La Poétique de Jérémie PAUL relève d’une symbolique qui a partie liée avec le sacré et les mystères voilés et/ou dévoilés. Une pièce sonore de 5’, accompagne d’ailleurs la visite de l’exposition, contribuant à mettre le visiteur dans un climat propice à la réception de celle-ci. L’artiste positionne côte à côte des références renvoyant à des cultes aussi différents que peuvent l’être l’hindouisme, les croyances mayas ou encore l’animisme des cultes tant africains qu’amérindiens. Dès l’entrée, un petit fétiche, réalisé en 2008 en bois d’Amazonie, témoigne de la présence discrète de l’intime au sein de l’exposition, l’artiste assurant ne jamais vouloir se séparer de cet objet.
Si Jérémie PAUL semble vouloir prendre ses distances avec l’art occidental, se tournant tantôt vers l’Asie, tantôt vers l’Afrique, tantôt vers l’Amérique centrale, il ne s’agit pas pour autant d’un renoncement. Mais plutôt d’un repositionnement au sein d’une scène artistique beaucoup plus vaste. En témoignent les trois aquarelles animalières, dont l’inspiration surréaliste convoque MAGRITTE. Mais pas que. A la précision du trait renvoyant aussi bien à des planches zoologiques qu’aux œuvres de Walton FORD, s’ajoute une forte dose d’humour. Chaque animal se trouve dénaturé par une association insolite. Une casquette rouge de basketteur « Los Angeles Clippers » pour le condor des Andes qui protège ainsi ses yeux contre l’éclat aveuglant du Soleil. A la seconde aquarelle on donnerait volontiers le titre, « L’Espadon qui voulait se faire aussi léger que le ballon ». Enfin, dans l’« Hippopastèque », l’animal nourricier est assimilé à une pastèque dont on pourrait découper une tranche, pour étancher sa soif.
Avec l’opaline de l’écume des mers (dont le visiteur peut découvrir une réplique miniaturisée lors de sa déambulation), le rouge et le vert des yeux du tapis mexicain, ceints d’un rose aussi exquis que décalé, ou encore le noir et blanc de la bottine, toute une symbolique des couleurs se voit alternativement convoquée. C’est le cas, aussi du violet omniprésent sur ces planches. Un violet souvent considéré comme une couleur mystique et que l’on peut considérer, par ailleurs, comme la couleur hybride par excellence, puisque résultant de l’association du bleu et du rouge.
Sans titre (fétiche) |
Coldsouth aquarelle sur papier 31 x 41 cm 2014 |
Jérémie PAUL est un jeune artiste qui s’inscrit sur la scène internationale sans pour autant renoncer à ses origines guadeloupéennes. Un jeune artiste, bourré de talent et très prometteur, qui refuse la fixité et dont il faudra suivre le sillage de par le monde, à travers ses errances enracinées. A l’image de cette autre miniature, « Skieur », réalisée in situ à même le blanc d’un mur, dans un recoin plus intime de la galerie. Un tracé témoignant du passage d’un artiste qui signe ainsi, avec humour et modestie, une exposition qui nous a embarqués. Pour un voyage imaginaire à la fois intime et ouvert sur l’Autre.
Scarlett JESUS, 17 janvier 2016
Membre d’AÏCA sc et du CEREAP
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1 – Édouard GLISSANT, Les Indes, Un champ d’îles, La terre inquiète, Paris, Seuil, « Point », 1965, p. 67.
2 – Saint-John PERSE, Œuvres complètes, Vents, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, respectivement p.179 et 200