—Par Denis Colombi le 10 juin 2013—
Ce sera un billet énervé. Très énervé. Fatigué aussi. Fatigué d’entendre des ignares et des incompétents baver de haine sur quelque chose qu’ils ne connaissent pas. Enervé de voir qu’on les laisse faire et que, pire encore, on leur donne raison. Enervé d’apprendre que je fais le mal. Enervé de voir que l’on laisse des mouvements religieux dicter la forme du débat public, surtout en matière d’éducation. Enervé de voir que la laïcité, c’est bon pour les autres, et qu’on peut envoyer paître la science et la connaissance par lâcheté politique et ignorance. Car depuis des années, j’enseigne ce contre quoi aussi bien la Manif de la haine que Vincent Peillon luttent désormais, dans une alliance que l’on voudrait improbable mais qui n’est que celle de la peur. J’enseigne le genre. Et je continuerais à le faire.
Pourquoi j’enseigne le genre
J’enseigne le genre parce que c’est ce que mon programme de Sciences économiques et sociales me demande de faire, n’en déplaise à Vincent Peillon qui double son ignorance crasse des sciences sociales – déjà étonnante pour un philosophe de profession… – d’une méconnaissance absolue de ce qui se passe dans l’administration dont il est le ministre. Voici ce que dit le programme de première de Sciences économiques et sociales :
On étudiera les processus par lesquels l’enfant construit sa personnalité par l’intériorisation/ incorporation de manières de penser et d’agir socialement situées. On s’interrogera sur les effets possiblement contradictoires de l’action des différentes instances de socialisation (famille, école, groupe des pairs, média). On mettra aussi en évidence les variations des processus de socialisation en fonction des milieux sociaux et du genre, en insistant plus particulièrement sur la construction sociale des rôles associés au sexe.
De quelque façon qu’on le prenne, « la construction sociale des rôles associés au sexe », c’est le genre. Toute l’idée est là, même si la notion n’est pas mobilisée, sans doute pour éviter aux imbéciles de venir s’exciter à nouveau sur l’enseignement de SES. C’est après tout aussi pour cette raison que le chapitre sur la déviance ne comporte pas la notion de « carrière délinquante » qui reste pourtant incontournable.
J’enseigne le genre parce que c’est un fait. Pas une théorie. Pas une position philosophique. Pas un choix politique. Le genre existe, que cela vous plaise ou non. Si vous pensez qu’il n’existe pas, c’est que vous êtes un crétin. Si vous pensez qu’il n’existe pas, c’est que que vous avez besoin de regarder les parties génitales d’une personne pour savoir s’il faut lui dire « monsieur » ou « madame ». Si vous pensez qu’il n’existe pas, c’est que vous pensez que quand on dit « cette tenue est féminine », on dit qu’une jupe a des chromosomes XX. Si vous pensez que le genre n’existe pas, c’est que vous avez un niveau inférieur à celui de mes élèves.
J’enseigne le genre parce que n’importe qui de bonne foi comprends très bien l’expérience de la boîte. C’est avec elle que je commence mon cours sur la socialisation. Je l’ai emprunté à Michael Schawlbe dans son bouquin The Sociologically Examined Life dont j’ai dû traduire l’extrait :
Pour faire l’expérience que je vais décrire, nous aurions besoin d’une paire de nouveau-nés, des vrais jumeaux. Nous aurions aussi besoin d’une grande boîte dans laquelle un des jumeaux pourrait vivre sans aucun contact avec un autre être humain. La boîte devrait être telle qu’elle lui fournirait à boire et à manger, et évacuerait les restes, de façon mécanique. Elle devrait aussi être opaque et isolée, de telle sorte qu’il ne puisse y avoir d’interactions au travers de ses parois.
L’expérience est simple : un des enfants est élevé normalement et l’autre est mis dans la boîte. Au bout de dix-huit ans, on ouvre la boîte et on compare les deux enfants pour voir s’il y a quelques différences entre eux. S’il y en a, nous pourrons conclure que grandir avec d’autres personnes a son importance. Si les deux enfants sont les mêmes au bout de dix-huit ans, il nous faudra conclure que la socialisation (ce que l’on apprend en étant avec d’autres personnes) n’a que peu d’importance et que la personnalité est génétiquement programmée.
Vous vous dites sans doute « Bien sûr que la socialisation fait une différence ! Il n’y a pas besoin d’élever un enfant dans une boîte pour prouver cela ! ». Mais il y a beaucoup de gens qui disent que ce qu’une personne devient dépend de ses gènes. Si c’est vrai, alors cela ne devrait pas avoir d’importance qu’un enfant soit élevé dans une boîte. Son patrimoine génétique devrait faire de l’enfant ce qu’il ou elle est destiné(e) à être, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la boîte.
Qui, à part un idiot ou un membre de la Manif de la Haine, aurait le culot de dire qu’après avoir été élevé dans une boîte, un individu de sexe féminin saurait spontanément élever un enfant et choisirait naturellement la couleur rose pour s’habiller ? Qui pourrait prétendre que, élevé dans de telles conditions, un individu serait capable d’exprimer une préférence sexuelle pour l’un ou l’autre sexe ?
Enfin, et peut-être surtout, j’enseigne le genre parce que mes élèves en ont besoin. Ils ont un droit à connaître les avancées de la recherche sociologique et plus généralement scientifique. Ils ont un droit à se confronter aux problèmes qu’elle pose. Ils ont besoin de s’interroger sur les modèles qu’on leur propose. Ils sont toujours prêts à lancer la « guerre des sexes » dans la classe, à dire « les filles, c’est comme ça, les garçons, comme ci ». Et ils ont besoin qu’on leur montre la violence qu’il y a dans ces prises de position. Lorsque je leur demande « Messieurs, quels précautions prenez-vous pour ne pas vous faire violer lorsque vous sortez le soir ? Et vous, mesdames ? », lorsque je leur demande encore « Messieurs, pouvez-vous imaginer une situation où vous seriez obligé de tuer pour montrer que vous êtes un homme ? Et vous mesdames, une situation où vous seriez obligé de tuer pour montrer que vous êtes une femme ? », ils ont besoin qu’on leur soulève le problème. Ils en feront ce qu’ils voudront. Mais certains y réfléchiront. Et c’est cela l’enseignement.
Aux complices des attaques néo-réationnaires
J’avais décrit, en 2011, la logique des attaques néo-réactionnaires. J’ai joué les Cassandre : les faits sont là, tout s’est passé comme je l’avais décrit. La stratégie est là : on dévalorise d’abord ce que l’on espère détruire, pour qu’il n’y ait plus personne pour le défendre lorsque l’on voudra passer à l’action.
Ici, on attaque évidemment la science. Mais attention, on n’attaque pas la science parce que celle-ci serait porteuse de certitudes trop ancrées, on n’attaque pas la dimension prométhéenne de la science. Non : on attaque précisément la science pour ce qu’elle est porteuse de doute. La notion de genre, l’identification d’une dimension relationnelle distincte de l’ordre biologique, impose en effet à chacun de réfléchir : elle ne nous apporte pas de solution, mais elle nous fait problème. Car oui, parler de genre pose problème : cela remet en cause notre allant-de-soi, cela nous oblige à réinterroger notre rapport au monde et aux autres, cela nous oblige à nous poser de nouvelles questions. Et nous nous rendons souvent compte que nous n’avons pas la réponse à ces questions. Lorsque l’on montre l’existence des inégalités de genre, on ôte la possibilité de les justifier par une nature biologique, éternelle ou divine. Il faut alors répondre à la question politique suivante : « qu’est-ce qui justifie que ce soit les femmes qui prennent en charge l’essentiel des tâches ménagères ? comment peut-on fonder en raison cette situation ? » Et nous découvrons alors que nous n’avons rien dans notre pensée politique moderne pour justifier cela. C’est cela qui fait peur aux néoconservateurs qui luttent contre l’idée même du genre : ils savent que celui-ci pose des questions politiques auxquelles ils sont incapables de répondre. De la même façon que, en un autre temps, l’idée que l’homme descende du singe avait laissé d’autres conservateurs démunis. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui rejettent le genre. Le combat d’aujourd’hui n’est pas différent de celui d’hier. Ce qui est insupportable pour les réactionnaires, ce ne sont pas les certitudes de la science : ce sont les doutes qu’elle fait naître.
Mais ces réactionnaires utilisent des armes empruntés à l’adversaire. Ils transforment les gender studies, un champ de recherche riches de milliers de travaux dans des disciplines diverses, en une « théorie du genre » unique et sur laquelle ils mentent éhontément. Comme d’autres ont transformé l’évolution en « théorie de l’évolution » pour mieux dire « ce n’est qu’une théorie, on n’est pas sûr ». Or l’évolution est un fait : les êtres vivants se sont bien transformés au cours du temps. Les théories de l’évolution visent à comprendre et expliquer pourquoi : est-ce de la sélection du plus apte ? de la sélection sexuelle ? un mélange des deux ? Il en va de même pour le genre : il existe bien des théories qui visent à comprendre comment se construit le genre : est-ce que cela se joue dans des interactions locales ou dans un système global ? s’agit-il d’une construction indépendante ou liée à d’autres dimensions comme l’économie ou le politique ? Mais ces débats sont transformés en une simple opposition entre « théorie » et « pratique ». Les opposants dissimulent ainsi leur bêtise sous un discours pseudo-scientifique. C’est en cela qu’ils sont des néo-réactionnaires.
Le problème, c’est qu’ils trouvent des complices : tous ceux qui par ignorance, bêtise, lâcheté ou véritable malfaisance, se laissent prendre par ces discours. Voici donc mon addendum à mon ancien billet : les néo-réactionnaires se trouvent des complices auprès de tout ceux qui veulent ménager les susceptibilités. Le dernier en date est le ministre de l’éducation nationale :
La semaine dernière, il avait déjà exprimé son opposition à l’inclusion de la théorie du genre dans l’enseignement, sur France 2: «Personne n’y a jamais pensé (…). Je suis contre la théorie du genre, je suis pour l’égalité filles/garçons. Si l’idée c’est qu’il n’y a pas de différences physiologiques, biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça absurde».
Comment le ministre peut-il se laisser aller à cette crétinerie de confondre travaux sur le genre et négation des différences biologiques ? Tout le monde s’accorde à dire que certains individus ont un utérus et d’autres des testicules et un pénis. La notion de genre n’a jamais remis cela en question. Elle vient simplement rappeler qu’il n’a jamais été possible d’établir un lien biologique entre cette donnée physique et le reste des différences entre les hommes et les femmes. Et que dans nos relations quotidiennes avec les autres, nous ne nous basons pas sur cette donnée biologique, que nous nous employons en plus, dans nos sociétés, à cacher aux autres. L’assimilation « études sur le genre => théorie du genre => négation des différences biologiques » est un mensonge. Les choses sont aussi simples que cela.
Ce qui se joue est une mauvaise perception des conflits à venir. Sans doute certains hommes politiques sont-ils tentés de ne voir là-dedans qu’un débat anecdotique, et c’est pour cela qu’ils renâclent à défendre la notion de genre. Pourtant les questions relatives au féminisme apparaissent de plus en plus comme l’un des grands conflits qui traverse la société française, et plus généralement la société occidentale. Je ne serais pas loin d’y voir le fameux « nouveau mouvement social » que les chercheurs tourainiens ont longtemps cherchés. La violence des conflits de ces derniers moins semble annonciatrice de nouvelles luttes à venir. Cette fois, j’aimerais me tromper.
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