— Par Scarlett Jésus —
« La peinture de LAM n’est ni nègre (…) ni chinoise, ni amérindienne, ni hindoue (…), ni «universelle (…). La peinture de LAM lève en nous le lieu commun des imaginaires des peuples, où nous nous renouvelons sans nous altérer ».
Edouard GLISSANT
Tout le monde a en mémoire le tableau intitulé « la jungle », que Wifredo LAM a peint à son retour à Cuba, en 1943, après son passage, en compagnie d’André BRETON, par la Martinique où il rencontra CESAIRE. Peinture qui fut, à juste titre, considérée comme le « premier manifeste plastique du Tiers-Monde ».
Quel rapport les « Œuvres récentes » que Jean-Marc HUNT et Kelly SINNAPAH viennent conjointement d’exposer, les 19-20 novembre derniers à l’Atelier CILAOS de Baie-Mahault, entretiennent-elles avec cette œuvre à la fois surréaliste et emblématique de l’émergence d’un art caribéen ?
Le choix des deux artistes s’est manifestement porté sur des paysages. Si, pour l’un, il s’agit de paysages urbains renvoyant à toute une culture underground contemporaine, les paysages de l’autre nous plongent dans l’univers bien particulier d’une Forêt magique, pleine de maléfices. Dans les deux cas et bien que s’agissant de deux univers très spécifiques, leur mise côte à côte révèle, par contagion, des similitudes et des effets de sens imprévus.
Sans aller jusqu’au gigantisme de la « Jungle » de LAM, Jean-Marc HUNT affecte les grands formats et utilise, comme lui, le procédé du marouflage pour coller des dessins initialement réalisés sur papier. Le moindre espace du tableau est alors occupé, par surcharge parfois, pour exprimer la densité d’un environnement qui semble étouffer l’individu. Une jungle grouillante de vie mais dangereuse, lieu de menaces, d’agressions et de périls, parsemée de têtes de mort. Mais alors que l’espace de l’artiste cubain obéit à une construction verticale, la jungle urbaine de l’artiste guadeloupéen, répond au principe d’empilement de bandes elles-mêmes constituées de vignettes, qui forment finalement une superposition de planches de bande dessinée. Comme autant d’étages d’un immeuble. A ces dessins, HUNT ajoutera ensuite des collages, des griffures, mêlant librement des techniques appartenant à différents genres. Et bien sûr de la peinture. Mais dans des teintes délavées. De la peinture qu’il laisse volontairement couler ou avec laquelle il va recouvrir, en la délavant ici encore, les dessins initiaux. Pour lui donner une profondeur, à la fois spatiale et temporelle. Mais aussi pour suggérer l’usure du temps et la trace laissée par les intempéries sur les affiches placardées des murs de la Ville. La dizaine de toiles exposées font partie d’une même série, intitulée « Street », l’identification de chacune étant ensuite liée à une inscription qui contribue à lui donner sa coloration à la fois humoristique et ouvertement contestataire, « Street free DOM/TOM », ou « Street Love », « Street Loco » ou même « Street Sarkiste ». Cette dernière ne pouvant être, on s’en doutait, que d’une dimension plus petite.
Kelly SINNAPAH, elle, est une très jeune artiste qui expose pour la première fois. Elle nous dévoile ses dessins, des dessins surchargés de feuillages et de personnages évanescents, aux côtés d’un troublant collage à la résine, celui d’un oisillon mort. Trois toiles, très sombres, sont accrochées aux murs. Leurs titres évoquent le mystère, l’au-delà, « Elévation », « Messagère ». De même que leurs motifs : un oiseau noir (de malheur ?) punaisé de petits ex-voto de papiers roulés, un étrange petit homme vert à la tête de vieillard ou encore une composition surréaliste à la manière de LAM, associant une chaise avec ce qui apparaît comme des branches-membres. Toutefois, le plus curieux et peut-être le plus original, réside dans une troisième catégorie d’œuvres : des draps peints suspendus, parfois tendus, parfois tombant en plis drapés ou en déchirures. De véritables linges de maison, nous confie l’artiste, à la fois intimes et secrets, qui donnent leurs noms à la série : « Substituts ». Ne révélant une partie de leurs secrets qu’à ceux qui acceptent de passer de « l’autre côté » de la toile, peinte en réalité des deux côtés. Afin que, derrière l’entremêlement des feuilles et des nervures, apparaissent par transparence d’autres feuillages, d’autres nervures. Donnant l’impression d’une toile en trois dimensions, sur laquelle se détachent parfois le tracé d’un visage impassible d’un « dormeur », ou un espace vierge esquissant une forme. A la façon d’un suaire. Nul doute que Kelly SINNAPAH n’a fait que soulever très légèrement le voile d’un imaginaire où s’enchevêtrent et se superposent les éléments d’une jungle qu’elle s’efforce elle-même de pénétrer.
Le lien entre les deux univers de Jean-Marc HUNT et de Kelly SINNAPAH se trouve renforcé par la présence, au milieu de l’atelier-forêt d’un énorme « Champignon » rouge-orangée, une installation à dimension variable, obtenue par empilement de cônes au moyen desquels la DDE signale la présence de travaux sur la chaussée. Si les « œuvres récentes » de ces artistes évoquent bien Wifredo LAM, leurs « Jungles », à près de soixante-dix ans d’écart, s’inscrivent dans des problématiques très différentes, à la fois artistiques et personnelles. Une problématique qui, chez HUNT, relie le Street art avec le concept développé par Edouard GLISSANT de « Chaos monde ». Celle, chez Kelly SINNAPAH d’une plongée dans une inextricable profondeur, hors de l’espace et du temps, où il serait possible de se fondre. Sans se perdre.
Scarlett JESUS
25 / 11 / 2011