— Par Jean-Loup Amselle, anthropologue et africaniste —
Une décolonisation achevée passe par un processus d’anamnèse mettant au jour ce qui a été refoulé dans notre conscience et refait périodiquement surface lors de conflits de tous ordres, analyse dans une tribune au « Monde » l’anthropologue et africaniste Jean-Loup Amselle.
Détruire les symboles de l’esclavage et de la colonisation, disent-ils. Mais suffit-il de déboulonner les statues des esclavagistes, des conquérants et des colonisateurs pour venir à bout de l’idée esclavagiste et coloniale qui perdure inconsciemment et consciemment tant dans l’esprit des descendants de colonisés que dans celui des descendants de colonisateurs ? Peut-on se contenter de jeter à bas les statues de Bugeaud, de Faidherbe, de Gallieni ou de Binger pour échapper à la prégnance de leurs principes de gestion des populations conquises.
On ne se débarrassera pas d’un revers de main de schèmes de pensée qui continuent d’imprimer, qu’on le veuille ou non, les structures mentales des Africains et des Occidentaux. En ce sens, il est indéniable que nous vivons tous dans un monde postcolonial qui fait qu’une décolonisation achevée passe par un processus d’anamnèse mettant au jour ce qui a été refoulé dans notre conscience et refait périodiquement surface lors des conflits de tous ordres qui affectent aussi bien les anciennes métropoles que les anciennes colonies.
Ce n’est donc que par une vaste psychanalyse collective que pourra être éliminée cette sorte de « malaise dans la civilisation », qui aliène gravement la conscience des uns et des autres et les maintient tous dans un état de sidération raciste.
Le racisme moderne est le fils du XIXe siècle et de son attirail d’anthropologie physique mis en œuvre sur le banc d’essai africain.
Une matrice commune
La mesure des os et des crânes a permis de ranger avec certitude les différents groupes humains dans des cases « jaune », « noire », « blanche » ou « rouge » et de différencier les races « autochtones » des races « conquérantes ». Un seul racisme donc pour un seul monde, ce qui incite à voir dans les conflits ethniques africains actuels le retour d’un refoulé colonial.
La victoire de la modernité, si l’on peut dire, c’est que l’Afrique s’est réappropriée les procédures d’exclusion mises au point par des Européens à destination tant des Africains que de certaines fractions de populations qui, bien que se considérant comme européennes, n’étaient pas perçues comme telles par ceux qui mettaient en œuvre ces procédures d’élimination.
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Racisme européen et racisme africain ont donc une matrice commune, ce qui implique d’évaluer la responsabilité de l’Europe dans les conflits ethniques et les génocides africains.
Ainsi le savoir colonial produit par des explorateurs, des conquérants et des colonisateurs comme Faidherbe, Gallieni ou Binger, et notamment la « politique des races », a permis à la France d’assujettir les populations d’Afrique, de Madagascar et de l’ex-Indochine en les ethnicisant, en dressant les unes contre les autres les « races conquérantes » et les « races conquises ».
Des catégories coloniales inventées
Dans bien des cas, en outre, il a fait que ces catégories coloniales ont été elles-mêmes réappropriées ultérieurement par les acteurs sociaux locaux.
Un seul exemple choisi au Mali permettra de s’en assurer. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest soumis depuis plusieurs années à des insurrections djihadistes et à des conflits qualifiés d’« intercommunautaires », ces antagonismes sont censés mettre aux prises des ethnies immémoriales comme les Touareg, les Peuls, les Dogon et les Mandingues.
Or, un travail historique élémentaire permet de montrer que ces catégories présentées comme éternelles et ancrées dans des cultures et des langues irréductibles les unes aux autres sont en réalité des catégories coloniales inventées par les trois personnages mentionnés plus hauts. Non que ces catégories n’aient pas existé avant la colonisation française et qu’elles aient été purement et simplement imposées d’une façon arbitraire aux populations de ces régions.
Ces catégories ethniques existaient bel et bien auparavant, quoique dans une polysémie large. Mais le propre du savoir colonial a été de les réduire à une acception unique. Le terme « Malinké », dont Gallieni remarque d’ailleurs qu’il désigne la classe des guerriers dans l’empire du Mali, est devenu ainsi, par la magie coloniale, une catégorie ethnique désignant une population à cheval sur le Mali, la Guinée et la Côte d’Ivoire.
Déconstruire les procédures intellectuelles
Il y a donc du meilleur et du pire dans le savoir colonial, de la déconstruction et de la fétichisation des catégories, même si c’est ce dernier aspect qui l’a emporté et si c’est celui-là qu’il convient de combattre.
En effet, ces catégories, qui possédaient une certaine labilité durant la période précoloniale, n’ont pas seulement servi à « diviser pour régner » sur les populations de l’ex-empire colonial français, elles ont été également rapatriées au sein de la métropole où elles ont repris du service dans le cadre des « recensements ethniques ».
Il en va ainsi de la catégorie « Mandé » (équivalent de Malinké), qui a été utilisée par exemple de façon non critique dans le cadre de l’enquête de l’Ined et de l’Insee « Mobilité géographique et insertion sociale » (1992-1993) portant sur les immigrés d’un certain nombre de pays d’Europe, d’Asie, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, enquête confusionniste qui mêle de façon inconsidérée des pays, des « ethnies » et des langues selon l’« origine » des personnes concernées.
Dès lors, comment défendre la légitimité des statistiques ethniques si l’on oublie que les enquêtes qui les produisent supposent toutes l’utilisation de catégories mises au point dans le laboratoire colonial de l’ex-empire français ?
Il ne suffit donc pas de déboulonner les statues des colonisateurs pour se débarrasser de leur empreinte intellectuelle, même si en soi cet iconoclasme est louable. De fait, ce déboulonnage a plutôt pour effet d’obscurcir voire d’empêcher une prise de conscience de l’impact que peuvent avoir ces schèmes de pensée coloniaux à la fois sur les Africains et sur les Français. Il ne suffit donc pas de détruire ces monuments, il faut aussi déconstruire les procédures intellectuelles qui ont présidé à leur érection.
Jean-Loup Amselle(Anthropologue et africaniste)