— Par Sonya Faure —
Connu pour son œuvre sur l’identité comme «Peau noire, masques blancs», l’intellectuel anticolonialiste était aussi un des précurseurs de l’ethnopsychiatrie. Un éclairage essentiel sur les rapports entre colon et colonisé. Des textes inédits publiés par La Découverte.
Jean Khalfa : «Fanon analyse le système colonial comme un internement»
Frantz Fanon naît il y a quatre-vingt-dix ans en Martinique, et meurt trente-six années plus tard d’une leucémie, à Washington. Trente-six ans seulement, et Fanon a eu le temps de s’engager contre le nazisme au sein d’un bataillon de la France libre, pour l’humanisation des hôpitaux psychiatriques ou pour l’indépendance de l’Algérie – il rejoint le FLN en 1954. Trente-six ans et beaucoup de textes devenus cultes pour ce psychiatre, figure de la décolonisation. Paru en 1961, les Damnés de la terre devient vite la bible révolutionnaire des luttes anticoloniales et du mouvement pour les droits civiques. Dans les années 80, c’est Peau noire, masques blancs (1952) qui alimente les cultural studies qui questionnent les identités et les représentations raciales. Fanon était, avant tout, lu et célébré dans les pays anglo-saxons. Mais depuis une quinzaine d’années, sa pensée bénéficie d’un nouvel engouement en France. C’est dans ce contexte que les éditions La Découverte publient un recueil d’inédits : 700 pages d’écrits psychiatriques, d’éditos parus dans El Moudjahid (le journal du FLN), de pièces de théâtre…
Jean Khalfa enseigne au Trinity College de Cambridge, il est spécialiste de l’histoire de la philosophie et d’anthropologie. Avec Robert Young, spécialiste des questions postcoloniales, il a rassemblé et commenté des textes éparpillés en Martinique, en Algérie ou à Lyon, remis en ordre la bibliothèque familiale de Fanon (léguée à un musée d’Alger), photographié chacune des annotations de la main de Fanon (tout cela est présenté dans le livre), rendu à nouveau lisibles les copies carbone des pièces de théâtre grâce à l’immense scanner de la bibliothèque des manuscrits médiévaux du Trinity College. Il explique en quoi ces inédits permettent de mieux lire encore l’œuvre de Fanon.
En France, la pensée de Fanon connaît un regain d’intérêt. Comment l’expliquez-vous ?
Les œuvres de Fanon ont fait l’objet de plusieurs éclipses. Dans les années 80, on a moins lu les textes anticoloniaux – l’An V de la révolution algérienne et les Damnés de la terre – au profit de ses textes sur l’identité – Peau noire, masques blancs notamment, initialement intitulé Essai de désaliénation du noir et qui traite des Antilles. Ce sont les textes anticoloniaux qu’on relit dans les pays anglo-saxons comme en France, peut-être à la lumière des mouvements politiques récents qui ont eu lieu dans d’anciens pays colonisés. Cela n’a pas été beaucoup relevé dans les années 70, mais de nombreux textes de Fanon sont une critique assez prophétique des détournements des indépendances. La moitié des Damnés de la terre est consacrée au kidnapping des indépendances par les bourgeoisies néocoloniales. Fanon prend donc une nouvelle actualité quand on le lit à la lumière des «printemps arabes», ces révoltes contre les dictatures mises en place après la décolonisation, ou de l’histoire de l’Algérie indépendante.
La partie majeure de ces inédits est constituée d’écrits psychiatriques. Pourquoi qualifiez-vous Fanon de psychiatre «révolutionnaire» ?
L’œuvre politique de Fanon a rétrospectivement fait oublier qu’il avait été psychiatre. C’est peut-être aussi que tout au long de sa carrière, il a utilisé des méthodes aujourd’hui largement abandonnées tels les électrochocs et les comas insuliniques. Or, dès son internat, Fanon travaille à l’hôpital de Saint-Alban-de-Limagnole (Lozère) avec le psychiatre Tosquelles, le fondateur de la «socialthérapie» [plus couramment appelée psychothérapie institutionnelle, ndlr]. Il s’agit de «désaliéner» l’asile lui-même : de ne plus laisser les patients livrés à leur délire, mais de faire entrer dans l’asile des éléments de la société. L’«agitation» des malades mentaux est, pour Fanon, une réaction à l’enfermement et à l’ennui. Fanon amène la socialthérapie à l’asile de Blida, en Algérie, où il arrive en 1953. Cet hôpital organise la ségrégation entre les malades : d’un côté, les «Européens», de l’autre, les «indigènes». Car pour les tenants de la psychiatrie coloniale, il existe une différence de nature entre les psychismes : les Nord-Africains se caractérisant par leur «primitivisme», ils seraient bloqués à un stade primitif. Fanon, bien sûr, s’oppose à cette vision. Mais force est de constater que si les méthodes de socialthérapie qu’il utilisait à Saint-Alban permettent aux patients européens de faire des progrès, elles sont un échec pour les indigènes. Fanon se met alors à faire de l’ethnologie : il passe des nuits dans des cérémonies de désenvoûtement, il se fait traduire des traités de démonologie… et il comprend qu’il manque un paramètre essentiel à la socialthérapie : la dimension culturelle.
Fanon est-il donc l’un des précurseurs de ce qu’on appelle l’ethnopsychiatrie, qui traite le trouble mental en prenant en compte l’origine et les croyances du patient ?
Bien sûr. Il l’invente pour lui-même, à Blida, en tant que praticien. Au lieu de montrer des films occidentaux aux Algériens, il fait venir des conteurs. Il crée un café maure et les malades, peu à peu, se resocialisent. En étudiant les méthodes thérapeutiques des marabouts, Fanon juge que l’expérience nord-africaine de la folie se distingue de l’occidentale. Pour le Maghrébin, «le malade mental est irresponsable de ses troubles ; seuls les génies en supportent la responsabilité», écrit-il dans un texte que nous publions. Les sociétés maghrébines, estime-t-il, sont en cela en avance dans leur conception du trouble mental comme maladie alors que les infirmiers formés à l’occidentale continuent parfois à punir les patients.
Vous publiez aussi ses textes sur l’aveu…
C’est une question qui passionne Fanon : il avait un diplôme de psychiatrie légale. Il pointe ce paradoxe : dans les sociétés coloniales, les indigènes refusent souvent d’avouer, même quand tout les incrimine. Pour les psychiatres colonialistes, l’explication est simple : comme les enfants de 3 ans, ils n’ont pas la capacité de se représenter la perception que les autres ont de leurs actions. Fanon, qui cite Sartre, Dostoïevski, Hobbes et les théories du contrat social, refuse cette interprétation : pour qu’il y ait aveu, il faut qu’il y ait reconnaissance d’un système politique – dans les sociétés occidentales, le criminel reconnaît généralement son crime car il partage au fond les valeurs dominantes. Or, dans les sociétés coloniales, ce contrat social n’existe pas, en tout cas, il n’est pas partagé par le colonisé. Reconnaître son crime, ce serait accepter les valeurs de l’autre, du colon qui vous rejette.
Quel est l’intérêt de ces textes psychiatriques pour aborder ses écrits politiques ?
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