Deux ans après Douleur et Gloire, le cinéaste espagnol adapte librement la pièce en un acte de Cocteau dans un court-métrage d’une trentaine de minutes où Tilda Swinton, en amante éconduite, embrase l’écran, plus altière et incandescente que jamais. The human voice-La Voix humaine¹ sort en DVD et VOD, le 19 mars 2021.
D’après Patrick Tardit dans « Infodujour »
Tilda Swinton² donne son physique atypique, sa « pâleur », son « mélange de folie et de mélancolie », à son personnage, une femme seule, abandonnée, quittée par son amant… Si de celui-ci, jamais on n’entendra les répliques, ou les questions, il nous sera cependant loisible, par la grâce de la réalisation, de l’imaginer…
Synopsis : Trois jours que les valises de l’homme sont faites et prêtes à partir, après quatre années de bonheur. Trois jours qu’elle l’attend, qu’elle attend de ses nouvelles, mais il ne viendra même pas chercher lui-même ses bagages. En complet bleu, elle sort acheter une hache, avec laquelle elle va s’acharner sur le costume sombre de l’absent posé sur le lit ; en ensemble rouge, elle pioche dans les pilules entassées dans le tiroir de sa table de chevet. Même le chien est « comme une âme en peine ».
Elle est une “femme au bord de la crise de nerfs”, qui laisse s’exprimer son chagrin, sa colère, son envie de tuer cet homme qu’elle a « tant aimé ». La voix humaine est la conversation au téléphone qu’elle a avec lui, lorsqu’enfin il appelle ; un long monologue, entre théâtre et cinéma… « Je m’enfuis », dira-t-elle, car à la fin, chez Almodóvar, les femmes surmontent les épreuves.
Critique de Gérard Lefort dans « Les Inrocks »
En ouverture du nouveau film, bref mais majeur, de Pedro Almodóvar, une femme erre dans un hangar. L’attention est accaparée par la somptuosité de ses robes : en rouge et noir, de la haute couture contemporaine ( signée Balenciaga) qui, dans ce cadre industriel désaffecté, semble ambassadrice d’une cérémonie crépusculaire : funérailles, voire antichambre de l’échafaud. Un visage émerge, blafard et inquiet, celui de Tilda Swinton, instantanément sublime et sublimée, telle une altesse déchue.
En rupture, suit un générique pop où des instruments de bricolage (pince, marteau, etc.) s’animent et dansent. Des objets de quincaillerie au magasin qui les vend, la conséquence est logique : une saynète, dont on ne sait pas encore qu’elle sera la seule en extérieur de cette fiction conçue pendant le premier confinement – où Almodóvar attrapa le Covid, non-dit claustrophobe du récit. Un vendeur se presse vers une élégante cliente, Tilda de nouveau, en arrêt devant le rayon des haches.
Elle en achète une, de taille moyenne. L’employé l’empaquette comme un cadeau précieux. Cette délicatesse est la transpiration de son inquiétude, qui est aussi la nôtre : une hache ? Pour fendre ? Tuer ?
Revenue dans son appartement, aussi moderne et cossu que ses vêtements, la femme à la hache s’affaire au rangement d’une autre quincaillerie, plus intime : quelques livres et DVD où l’on repère entre autres deux films de Douglas Sirk (Écrit sur du vent, Tout ce que le ciel permet), ou le roman Les Filles des autres de Richard Stern.
Ces références sont un viatique, comme d’autres citations moins explicites : Hitchcock (couteau de Psychose, vertige de Vertigo) ou Tati (un décor qui, comme dans Playtime, hurle qu’il est un décor). Une distance qui contamine tous les signes extérieurs du luxe, ironiquement exhibés. Drogue pour drogue, la kyrielle de cosmétiques hors de prix est filmée à égalité d’image avec une palanquée d’antidépresseurs serrés dans le tiroir d’une table de nuit.
Cette insistance sur des objets totémisés favorise le vaudou de l’action. Le soliloque d’une femme abandonnée qui parle au téléphone à son amant, récemment parti. Par la magie Almodóvar, cet interlocuteur invisible gagne ses galons de personnage jusqu’à ce qu’on croie l’entendre, dans ce qu’on devine de la banalité assassine de ses supposées questions. Elle répond, entre folie et mélancolie : « Je voudrais disparaître dans un rêve mais ce n’est pas mon rêve. Mon rêve, c’était de disparaître avec toi ». Mais elle dit aussi : « Tout ça, c’est des conneries. »
Car contrairement au texte de Cocteau, le film n’est ni compassionnel ni gentiment misogyne. Cette femme, aliénée par sa passion et niée dans sa vie professionnelle de top model mature qu’on ne sollicite plus que pour sa “beauté intemporelle”, va puiser dans cet anéantissement de quoi briser la glace qui engourdit son cœur. D’où la hache ! Et le feu dont elle va répandre l’incendie, sorcière affranchie. In fine, les portes du hangar-studio s’ouvrent sur l’extérieur d’une rue animée. Tous les confinements cessent. Et Tilda Swinton s’enfuit dans l’avenir de la lumière.
Un téléphone qui se tait…
Tilda Swinton incarne « Elle », celle qui veut parler à l’amant, enfui et mutique, celle qui veut le retenir peut-être, le faire revenir ? Elle crie dans le désert. Au bout du fil, est-ce qu’il est là vraiment, présent à elle, ouvert à sa voix ? Est-ce qu’il l’écoute, est-ce qu’il “l’entend” ? Ne serait-il plus qu’absence et silence ? Alors, elle se raconte, se souvient, pour maintenir le lien, pour être encore, pour rester vivante. Elle enchaîne les clichés, meuble le silence. Elle le sait, elle en éprouve de la honte. « C’est ce mélange de conscience d’elle-même et de vulnérabilité attendrissante que Pedro Almodóvar, adorateur des femmes et maître du mélodrame, a parfaitement su rendre. (Madame Figaro »
FranceInfo : Un homme, une femme, une actrice, un réalisateur
Si les actes que commet cette femme laminée s’offrent au débordement des sentiments, le texte est tout en retenue, en intériorité, avec une interprétation des plus sensibles de Tilda Swinton, toujours remarquable. Une fois encore Pedro Almodóvar invente une mise en scène qui lui est propre, stylisée, notamment dans le graphisme de ses décors, aux couleurs verte et rouge dominantes. Apparaissent des œuvres de De Chirico ou Malevitch, mais aussi des toiles plus sensuelles. Les plans en plongée auscultent avec hauteur cette femme en quête de détachement. Elle cherche justement à prendre de la hauteur, se voit, se trouve.
Le style purement « almodovarien » ne devient-il pas toutefois un tic, une image de marque, un label ? La question ne vient pas nécessairement à l’esprit pour Fellini, Kubrick, Lynch ou Scott. Parce que ces grands cinéastes ont abordé des sujets différents, parfois à des époques différentes, alors qu’Almodóvar parle toujours, ou presque – La bonne éducation, par exemple, fait exception –, des rapports hommes-femmes, au présent. Sujet inépuisable, certes, mais qui allié à un style reconnaissable entre tous, peut inspirer un manque de renouvellement. Il ne lasse pourtant pas, tant la beauté des plans est fulgurante, le texte juste, l’interprète idéale, et la progression narrative implacable. Superbe, mais on aimerait être plus surpris.
À venir, à espérer :
Par ailleurs, Pedro Almodovar tourne son prochain long-métrage, son huitième film avec Penelope Cruz, Madres paralelas, où l’on suivra les trajectoires en vis à vis de deux femmes ayant accouché le même jour, et que l’on espère bien voir un jour sur grand écran, dans une vraie salle de cinéma enfin réouverte !
- « La voix humaine » est une pièce en un acte de Jean Cocteau, créée à la Comédie-Française en février 1930, puis filmée en 1948 par Roberto Rossellini, avec Anna Magnani. Almodovar la citait en 1987 dans La Loi du désir, et s’en était servi comme point de départ pour Femmes au bord de la crise de nerfs, en 1988. Vilipendée par les Surréalistes lors de sa première représentation privée, la pièce a été depuis souvent donnée sur scène. Elle a été adaptée sous forme de tragédie lyrique, en 1959, par Francis Poulenc, enregistrée par Simone Signoret, Grand prix du disque en 1964. Elle connaît des adaptations plus ou moins libres, pour les écrans, petits et grands. (FranceInfo)
- Katherine Matilda Swinton, dite Tilda Swinton [ˈtɪldə ˈswɪntən], née le 5 novembre 1960 à Londres au Royaume-Uni, est une actrice et productrice britannique. Lors de la Mostra de Venise 2020, elle reçoit le Lion d’or pour la carrière.( Wikipédia)