Jean-Claude Charles (1949-2008) est noir, né en Haïti, écrivain (poète, romancier, essayiste), journaliste de presse écrite (Le Monde où il publie des récits de voyage, …) et audio (France Culture, …). Poète de « l’enracinerrance », il inaugura sa carrière de romancier avec un livre au titre énigmatique, Sainte Dérive des Cochons (1977). Les éditions Mémoire d’encrier (Montréal) ont entrepris de republier l’ensemble de son oeuvre. Derniers ouvrages parus en 2021 : Manhattan blues (1985) et Ferdinand je suis à Paris (1987). M. H.
Lettre à Vincent et aux autres
Extrait du magazine Revue Noire (1992)
On part de Berlin. On part de Paris, pour aller à Fort-de-France. On y reste quelques jours. On rencontre des personnages passionnants. A la Martinique, j’ai parlé d’écriture, de cinéma, d’amours. Et je me suis souvenu que Schœlcher était au Panthéon. Nous étions nombreux à mériter d’être au Panthéon, disais-je. “Encore faut-il que ça soit une bonne affaire”, a lancé quelqu’un en rigolant. Jours et nuits, nous avons parlé.
On tient un journal de bord.
L’ homme qui a vu. À lui, désormais, de raconter ce qu’il a vu. Je me me contente d’être un relais. Chaque homme ou femme des Caraïbes devrait avoir le courage de dire une chose simple: je ne partirai pas de ce monde sans avoir tenté d’éclaircir une ou deux affaires apparemment mystérieuses.
Rencontres de jour, non loin de la Savane, avec Patrick Chamoiseau, à cette librairie où je signais mes livres; avec Suzy Landau, à l’initiative du festival de cinéma Images Caraïbes, dont le premier lauréat fut mon ami de Berlin, Raoul Peck. Sans parler du libraire, Philippe Vallée, bonhomme sorti tout droit d’un film de Woody Allen, goûteur d’encres.
Mais, à parler de ceux qui ont un nom, on risque d’oublier les anonymes. Par tempérament, j’aime beaucoup ces gens dont Césaire se disait “la bouche”. Si ma mémoire est bonne: “Je suis la bouche de ceux qui n’ont point de bouche”…
Rencontres de nuit. Je me souviens de ces vagabonds qui, vus de loin, se racontaient des histoires: l’un d’eux a fait le geste de tirer du pied une balle au but, j’ai cru que c’était la reconstitution d’un match de foot. Eh bien non, m’étant approché, c’était l’histoire d’une scène sexuelle: le pied du type était un sexe, le ballon Dieu sait quoi, en tout cas c’était un but. (Plus tard, me baladant avec Xavier Orville dans les rues de Stuttgart, on se marrait sur cette manière de raconter.)
Il y eut aussi les rendez-vous manqués. Avec Vincent Placoly : lui m’attendant dans le hall de l’hôtel, La Batelière, moi attendant son appel – je lui avais dit que je travaillerais dans ma chambre jusqu’à ce que qu’il soit là, en bas, de m’appeler alors, je descendrais tout de suite, nous devions prendre le petit déjeuner ensemble; une des ces histoires absurdes d’écrivains intimidés l’un par l’autre, ou distraits… Où que tu sois, Vincent, en haut ou en bas, au paradis ou nulle part, salut !
Je m’aperçois que je mélange deux voyages différents.
Autant citer Césaire: “Au bout du petit matin… Va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t-en mauvais ‘gri-gri’, punaise de moinillon”. La première page du Cahier, quand on la relit, conduit toujours à la dernière: “… la langue maléfique de la nuit”… Impossible de s’arrêter à un seul mot, on va toujours vers la suite, vers le reste, vers la fin. Un demi-siècle après (la première version parut en 1939, à Paris, dans la revue Volontés), Cahier d’un retour au pays natal me sauve la vie.
Ces pensées me venaient, dans l’air chaud, comme je marchais autour de la Savane : dès mon premier jour à la Martinique, j’aimai m’y balader. Chez Gaston, l’unique restaurant ouvert dans la ville après une certaine heure, est une bénédiction. De la littérature au rhum, change-t-on vraiment de sujet ?
Le texte ci-dessus est disponible avec d’autres ici :
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