— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La problématique linguistique haïtienne, il faut encore le souligner, est débattue depuis de nombreuses années sous toutes les coutures par des linguistes, par des enseignants et par des intellectuels haïtiens d’horizons divers souvent porteurs d’une indispensable réflexion citoyenne en écho aux travaux de la créolistique. Ainsi, le romancier, poète et essayiste Lyonel Trouillot s’est exprimé à voix haute dans un texte courageux, lucide et percutant paru dans Le Nouvelliste du 7 juillet 2005, « Ki politik lengwistik pou Ayiti ? », auquel le linguiste Renauld Govain a répondu dans un article de grande amplitude et fort éclairant, « Pour une politique linguistique en Haïti aujourd’hui » (Le Nouvelliste, 29 juillet 2005). Ces deux articles méritent d’être relus avec attention tant la réflexion, qui aborde des questions de fond, ratisse large.
Dans son article, Lyonel Trouillot précise ce qui suit : « La tentation facile de considérer le français comme une langue étrangère comme une autre, l’anglais par exemple, me semble un refus délibéré de tenir compte d’une donnée fondamentale : la nécessité de préserver la spécificité culturelle de notre état nation dont l’une des composantes est le patrimoine linguistique. (…) Il convient de mettre fin à la double injustice. Valoriser le créole par des mesures claires et contraignantes : répondre à l’obligation constitutionnelle du bilinguisme dans les documents officiels ; développer la production écrite et le matériel pédagogique ; sanctionner (comme on sanctionne le racisme) tout discours et toute attitude discriminatoire envers le créole dans l’espace public. Et, dans le même temps, donner accès au français à l’ensemble de la population par l’instruction publique et une politique d’aménagement linguistique non limitée à l’éducation formelle. »
Pour sa part, Renauld Govain élargit le champ réflexif de la sorte : « Comme l’a souligné M. Trouillot, le locuteur autochtone se trouve dans une situation dirais-je inconfortable où il est considéré comme un étranger chez lui, il est péjoré dans son usage linguistique, incapable de comprendre la langue de l’administration, de la justice, etc. Cette situation linguistique pourrait être améliorée à travers une prise de conscience nationale qui pourrait se manifester par la formation d’organisations diverses avec une convergence d’idées et d’actions vers la « purification » de la langue à travers des campagnes tous azimuts, dans la perspective de parvenir à atténuer ce processus de décréolisation dû à la domination du français duquel le créole emprunte mots et structures. (…) Dans cette même logique de l’égalité des chances, nous pensons qu’il faudrait élargir le domaine d’enseignement-apprentissage en matière d’alphabétisation au français. Après avoir revu le côté didactico-pédagogique du programme et établi un certain niveau seuil d’alphabétisation en créole, les néo-alphabétisés pourraient être initiés à l’apprentissage progressif de la lecture et de l’écriture du français et en français. Cela aurait l’avantage de démystifier la pratique du français qui est liée à l’élitisme où ceux qui parlent français sont considérés comme supérieurs à ceux qui ne sont que créolophones et analphabètes. »
Plus récemment, le sociologue Jean Casimir, enseignant-chercheur à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti, a publié plusieurs articles sur le site Ayibopost dans lesquels il se prononce sur la problématique linguistique haïtienne et en particulier sur le créole. Il a ainsi fait paraître sur ce site, le 10 février 2023, l’article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo ». Jean Casimir a longtemps enseigné à la Universidad nacional autónoma de México (UNAM). Ancien fonctionnaire du Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies et de la Commission économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe (CEPALC), de 1970 à 1985, il a fait partie du Conseil électoral provisoire d’Haïti (1990-1991) et a représenté son pays comme ambassadeur plénipotentiaire aux États-Unis d’Amérique et comme Représentant permanent auprès de l’Organisation des États américains de 1991 à 1997. Jean Casimir est l’auteur, entre autres, de « Haïti et ses élites : l’interminable dialogue de sourds » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2009), et de « Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens » (Éditions L’Imprimeur II, 2018).
Dans l’article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo » publié le 10 février 2023 à la rubrique « Opinion » du site Ayibopost, Jean Casimir rappelle brièvement mais avec pertinence plusieurs volets de l’histoire d’Haïti, notamment les saccages causés par l’Occupation américaine de 1915. Les effets des ravages de l’Occupation américaine se donnent à voir de 1915 à 2023, notamment dans l’actuel chaos enfanté par le cartel politico-mafieux du PHRK néo-duvaliériste sous la houlette du Core Group. Et Jean Casimir note, à propos de l’Occupation américaine de 1915, que « Depi Ameriken met pye nan peyi a, eleksyon tounen blag, menm sa dezyèm degre a evapore. Laprès pa ka pale kòm sa dwa. Tribinal bwè dlo. Merin kò ak gad Dayiti fè lalwa tout kote. Yo monte zo a, epi yo vle n aksepte jwe. N oblije tann, 7 fevriye 1986, pou sa sispann ».
Jean Casimir fait le lien entre la démocratie et la langue que parle la démocratie : « Pou gen demokrasi, fòk moun lavil –soti nan kwòkmò nan simityè rive nan pi gwo otorite palè nasyonal– gouvènen ak lang pèp la pale. Depi alatèt yo kantonnen kò yo nan sitadèl blan franse a, yo p ap pale ak abitan peyi a. Yo gen pwoteksyon etranje, e pa gen twonpèt de Jeriko k ap kraze mi sa a. » L’on a dès ce paragraphe noté le glissement –sémantique et conceptuel–, opéré par l’auteur vers une vision essentialiste et racialiste des rapports entre les langues, d’une part, et, d’autre part, entre les langues et les forces politiques en Haïti véhiculée par Jean Casimir : « nan sitadèl blan franse a ». Cette vision essentialiste et racialiste des rapports des forces politiques se dénude, sous la plume de l’auteur, au paragraphe suivant de son article : « (…) Kòm blan sènen nou tout kote, nou bezwen franse a ak tout lòt lang blan yo. Men fòk Lasosyete konprann ke konvèsasyon ak blan pa ka fèt dèyè do malere. Angle, franse, panyòl gen pou sikile tout kote nan peyi a, san restriksyon. Se dakò. Men lang blan yo p ap pran peyi a pou yo. Yo p ap deplase kreyòl la, depi gen Ayisyen ladann ». Il y a lieu de tenir à distance toute mésinterprétation de notre approche critique de la vision essentialiste et racialiste de Jean Casimir : s’il est vrai que sur des registres familiers du créole le terme « blan » désigne l’« étranger » en général –comme d’ailleurs le terme « nèg » désigne le générique « homme »–, dans le contexte de son article c’est la jonction de « lang » + « blan » qui est sémantiquement signifiante, qui est porteuse du sens premier de sa vision, car l’auteur cible très précisément la langue dans l’énoncé « nou bezwen franse a ak tout lòt lang blan yo ».
Nous empruntons la notion de « vision essentialiste » au linguiste belge Jean-Marie Klinkenberg, professeur émérite de l’Université de Liège, qui expose que les « langues sont diversifiées dans le temps et dans l’espace (…) elles le sont aussi — comme on veut moins le savoir– dans la société ». Chez cet auteur, la diversité linguistique vécue au quotidien par les locuteurs est assautée par le discours essentialiste : « Diversité banale. Mais la mettre en évidence apparait toujours comme scandaleux, tant elle a été refoulée dans les consciences par une manœuvre de construction que j’appellerai le discours unitariste ou discours essentialiste : un discours qui vise à rendre monolithique aux consciences ce qui n’est objectivement qu’un conglomérat de variétés linguistiques » (Jean-Marie Klinkenberg : « La conception essentialiste du français et ses conséquences / Réflexions polémiques », Revue belge de philologie et d’histoire, 79-3, 2001).
« Lang blan yo » : une dérive essentialiste et racialiste au creux de l’enfermement et de la forclusion de la problématique linguistique haïtienne
S’il est bien vrai que l’article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo » est un texte de parti-pris dépourvu de références documentaires et classé à la rubrique « Opinion » sur le site Ayibopost, il est tout aussi vrai que l’intellectuel Jean Casimir, lorsqu’il œuvre sur le terrain de la sociologie et de l’histoire (cf. ses deux livres cités précédemment), est réputé être rigoureux selon ceux qui sont familiers de ses écrits. Ses lecteurs habituels notent qu’il fait appel, d’habitude, à des sources documentaires vérifiables et à un appareillage conceptuel dont on peut mesurer la pertinence chez d’autre auteurs. A contrario, dans l’article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo » qui est un texte d’opinion, son discours essentialiste et racialiste n’est porté par aucun cadre conceptuel sinon par une dérive de nature idéologique, ce qui explique, par ailleurs, que certains Ayatollahs du créole se réclament de sa « pensée décoloniale » et l’instrumentalisent au gré de leurs sermons sectaires et dogmatiques… (cf. le « Brase lide » non daté mais récent de Jean Casimir avec l’Inisyativ MIT-Ayiti, « Kreyòl se lang rasin ! » accessible sur Youtube).
Il y a lieu de souligner, en référence au discours racialiste, que ni la linguistique historique, ni la dialectologie, ni la sociolinguistique n’ont élaboré un cadre théorique selon lequel les langues seraient classées à l’aune du contestable concept de « race ». Les sciences du langage ne reconnaissent pas l’existence de langues définies selon la « race », à aucun moment elles n’ont promu l’idée fantaisiste et mystificatrice de « lang blan yo », de « lang nèg », de « lang grimo », de « lang grimèl », de « lang milat » ou de « lang albinos »… Il faut en prendre toute la mesure et bien situer en amont « (…) les origines historiques des usages sociaux et scientifiques de la notion de race. Dès la découverte du Nouveau Monde au XVe siècle, l’Europe procédait déjà à l’infériorisation des cultures indigènes (celles des « Nègres » et des « Indiens ») en prenant comme étalon de normalité la « civilisation » de l’homme blanc chrétien. Mais à ce stade, l’imaginaire raciste n’est pas encore biologisé, comme il le sera sous l’impulsion des sciences naissantes du XIXe siècle, notamment de la génétique humaine. En effet, dès le XIXe siècle, la notion de race devient indissociablement liée à un racisme scientifique en émergence. À cette époque, les explications biologisantes et prétendument scientifiques des rapports sociaux constituaient presque un passage obligé pour toute idéologie politique ou système de domination en quête de légitimation. En particulier, l’entreprise coloniale s’appuyait sur la rationalité scientifique pour justifier son programme politique et idéologique ; les pays européens légitimaient la mise en tutelle coloniale des pays non européens en s’appuyant sur des preuves « scientifiques » de l’infériorité biologique de l’Autre » (Daniel Ducharme et Paul Eid : « La notion de race dans les sciences et l’imaginaire raciste : la rupture est-elle consommée ? », Commission des droits de la personne du Québec ; article publié initialement dans le bulletin Web no 24 de l’Observatoire de la génétique (septembre – novembre 2005).
La dérive essentialiste et racialiste a eu ses adeptes dans plusieurs champs intellectuels, y compris chez certains théoriciens du nazisme, comme le rappelle Christopher Hution : « Un exemple des confusions entre les concepts linguistiques et raciaux est le statut du terme « aryen ». Dans le cas de ce terme, la relation entre l’anthropologie raciale et la linguistique fut élevée au rang de question centrale, et un examen plus minutieux du problème démontre des contradictions méthodologiques et intellectuelles au cœur de l’État nazi » (Christopher Hution, Université de Hong-Kong : « Linguistique et anthropologie raciale en Allemagne nazie : sciences contradictoires ou sciences complémentaires ? », Cahiers de l’ILSL, n°17, 2004). Toujours dans l’Allemagne nazie, la linguistique a tôt été instrumentalisée à des fins politiques et de propagande. Ainsi, « La lexicographie n’échappe pas à la règle, et les nazis n’ont pas hésité à y recourir pour appuyer leur propagande antisémite, en particulier dans le domaine des arts, de la littérature et de la musique. C’est ainsi qu’en 1935, Hans Brückner et Christa-Maria Rock publient un Abécédaire musical des Juifs, suivi en 1940 par un Dictionnaire des Juifs dans la musique, dirigé par Herbert Gerigk et Theophil Stengel » (Jacques Picard : « Hans Wehr, lexicographe et nazi », article non daté paru sur le site Dicopathe).
Pour sa part, l’historien Alain Saint-Victor est l’auteur du remarquable article « Les fondements historiques du racisme dominicain. Les origines de l’antihaitianismo » paru le 4 février 2016 sur le site HistoireEngagée.ca. Interrogeant l’émergence d’une vision coloriste de l’Histoire en République dominicaine voisine, il en situe les racines durant la colonisation espagnole qui a donné naissance « (…) à une idéologie racialiste qui identifie le fait d’être noir uniquement à l’esclavage ». L’auteur précise, en référence à l’indépendance de la République dominicaine du 27 février 1844 –Haïti a occupé son pays voisin de 1822 à 1844–, que « Cette indépendance ne constitue pas uniquement l’émancipation par rapport aux forces d’occupation haïtienne, elle est aussi le geste fondateur d’une nouvelle nation imprégnée de l’idéologie racialiste. »
De nombreuses études ont démontré que le recours à la notion de « race » et la « racialisation des discours » dans le champ idéologique et historique haïtien remontent à l’époque coloniale. Pour la période contemporaine, il est amplement attesté que la dérive essentialiste et racialiste a fortement imprégné l’idéologie duvaliériste qui, il faut le souligner, a encore ses hérauts, ses nostalgiques, ses admirateurs et ses propagandistes attachés à la vision raciste-noiriste du dictateur François Duvalier. C’est le cas de Rony Gilot, accessoirement médecin et surtout « historien » autoproclamé, courtisé ces dernières années par une certaine presse écrite complaisante, racoleuse, et qui pratique l’amnésie sélective. Duvaliériste déclaré, décédé le 6 octobre 2021, Rony Gilot fut une voix emblématique et un zélé serviteur de la « mémoire duvaliériste ». Nostalgique admirateur de l’idéologie racialiste-essentialiste de François Duvalier, il a été secrétaire général du Parlement haïtien durant une longue période. Député de la circonscription de Thiotte-Grand-Gosier et Anse-à-Pitre (1973-1986), membre du Conseil national d’action jean-claudiste (le CONAJEC), ministre duvaliériste de la Coordination et de l’information (1978-1979), secrétaire général adjoint de la Présidence de février 2016 à février 2017, Rony Gilot est l’auteur d’une œuvre laudatrice et révisionniste comprenant entre autres les ouvrages « François Duvalier, le mal aimé » (2007 et 2012), « Jean-Claude Duvalier ou l’ingénuité captive » (2010), et « Jean-Claude Duvalier ou la chance galvanisée » (2011).
Le discours racialiste-raciste du dictateur François Duvalier –dans lequel s’imbriquent le « noirisme », le « salut des classes moyennes noires » et la « réhabilitation de la race noire »–, a fait l’objet d’une intense propagande et a donné lieu à l’élaboration de plusieurs livres. Sur le registre de la propagande, la dictature de François Duvalier a eu ses intellectuels « en service commandé » : les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé « historien » révisionniste Rony Gilot (que nous venons de situer sur le plan politico-idéologique), l’idéologue raciste René Piquion (porte-étendard du « noirisme » et des « authentiques »), Gérard Daumec (le préfacier en 1967 du « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier » paru à l’Imprimerie Henri Deschamps), le proto-nazi Gérard de Catalogne (admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier). Lorimer Denis et François Duvalier ont publié conjointement leur livre-phare « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti » aux Éditions Fardin, en 1965, et en 1967 François Duvalier a fait paraître le « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier ». Dans « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti », les auteurs consignent une lecture essentialiste-raciste de l’Histoire d’Haïti et totémisent la « race » noire de plusieurs façons : « Si nous remontons à notre passé colonial nous verrons que le colon avait institué ce sophisme de simple inspection pour justifier l’esclavage du noir. D’où le dogme d’infériorité de celui-ci inventé pour rayer la race noire de l’espèce humaine. » Et qualifiant Toussaint Louverture de « Génie de notre Race », ils exposent que « St-Domingue est désormais sous l’égide du Héros qui s’était promis d’en faire le berceau de la liberté de sa Race dans le Nouveau Monde, ce fait s’est accompli : du même coup il jeta les fondements d’une Civilisation Noire dans l’Hémisphère Occidental ». Poursuivant dans ce livre l’exposé de leur vision essentialiste-racialiste de l’Histoire d’Haïti, Lorimer Denis et François Duvalier établissent un lien consubstantiel entre « race » et « classe » : « Commentant la pensée d’Emmanuel Edouard, Duraciné Vaval écrit : « Nul plus que lui (sinon le Dr. Louis Joseph Janvier) ne s’est appesanti [sur] la question sociale haïtienne qui dérive d’une question de race. J’en prends occasion pour retenir votre attention sur ce fait que la question sociale haïtienne dérive d’une question de race ».
Dans sa thèse de doctorat en histoire soutenue le 13 février 2023 à l’Université de Montréal et intitulée « Tout [n] était pas si négatif que ça » : Les mémoires contestées du duvaliérisme au sein de la diaspora haïtienne de Montréal, 1964-2014 », Lyns-Virginie Belony précise que « Le raisonnement noiriste fut au cœur de la pensée duvaliériste. S’appuyant sur des différences biologiques entre Africains et Européens, il préconisait un « gouvernement noir pour un peuple noir. » Il se caractérisait également par sa relation conflictuelle avec le libéralisme. À ce sujet, l’historien Matthew Smit (2009) note que « noirisme was a strong anti-liberal component including the implementation of an authoritarian and exclusive state. » (« Le noirisme comportait une forte composante antilibérale, notamment la mise en place d’un État autoritaire et exclusif. » [Ma traduction] Un peu plus loin dans son analyse, Lyns-Virginie Belony expose que « Si les textes qui ont inspiré Le problème des classes ne témoignent pas forcément d’un effort intellectuel rigoureux ni même d’un souci de nuances, leur importance comme outils de propagande promulguant une vision essentialiste, racialiste (pour ne pas dire raciste) et simpliste de l’histoire d’Haïti n’est pas dérisoire. En 1946, ils s’inscrivent dans une certaine lignée de pensée qu’il est nécessaire d’explorer, même si brièvement, pour comprendre l’apport du duvaliérisme » (Belony 2023, page 64).
L’article de Jean Casimir, « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo », atteste que la « racialisation des discours » –qui procède également d’une vision essentialiste s’inspirant du noirisme duvaliériste dans le champ idéologique et historique haïtien aussi bien que dans la réflexion sur la problématique linguistique haïtienne–, est encore de nos jours fortement prégnante et diffusément répandue en Haïti. Dans un pays qui n’a toujours pas achevé sa déduvaliérisation, la « racialisation des discours » comme dispositif d’analyse et d’interprétation des faits sociaux, faut-il le rappeler, n’a aucun fondement constitutionnel. Le « Préambule » de la Constitution de 1987 écarte toute référence à la « race » et le texte constitutionnel consigne, dans son « Préambule », la perspective centrale de l’unité de la nation : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (…) ». En cohérence avec la notion de « droits linguistiques » de tous les locuteurs haïtiens, « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » invalide totalement les notions fantaisistes et erratiques de « lang blan yo » et de « blan » aventureusement introduites par Jean Casimir dans le débat sur la problématique haïtienne. Les notions fantaisistes et erratiques de « lang blan yo » et de « blan », vus comme critères d’interprétation des rapports entre les langues, d’une part, et, d’autre part, entre les langues et les forces politiques en présence en Haïti, attestent d’une lourde ignorance des sciences du langage et de la réflexion systématisée par plusieurs sociolinguistes sur les rapports existant entre les langues et l’histoire coloniale (voir entre autres Louis-Jean Calvet : « Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie » (Petite Bibliothèque Payot, 1979). Dans le compte-rendu analytique de ce livre, Denise Deshaies (Département de langues et linguistique, Université Laval) expose que « Le livre de Calvet a le grand mérite d’avoir démystifié l’idée de la pureté de la science. Il pose avec beaucoup de clarté le lien idéologique existant entre politique et linguistique et démontre qu’il ne « peut y avoir de décolonisation économique et politique sans qu’intervienne aussi, dans le déroulement de ce processus, une décolonisation linguistique » (Denise Deshaies : « Compte rendu de [Calvet, Louis-Jean, « Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie »] paru dans Études internationales, 11(2), 1980).
En « racialisant » la notion de langue, en réduisant et en enfermant la notion de langue dans l’étroit périmètre du « colorisme blancophage », en faisant la promotion d’un concept/totem –« lang blan yo »–, qui n’a aucune assise linguistique, Jean Casimir appauvrit considérablement et inutilement la réflexion sur la problématique linguistique haïtienne. Il la déporte vers le bagne d’une régression cognitive, d’un sous-calibrage de la pensée analytique au profit du « colorisme blancophage » qui n’explique rien et qui ne permet aucune exploration intelligible de la complexité de la problématique linguistique haïtienne. Ce faisant, Jean Casimir s’oppose également au « droit à la langue » consigné dans la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, notamment l’article 13 qui stipule que « Toute personne a le droit d’être polyglotte et de connaître et d’utiliser la langue la plus appropriée pour son épanouissement personnel ou pour sa mobilité sociale, sans préjudice des garanties établies dans la présente Déclaration pour l’usage public de la langue propre au territoire considéré ».
En structure profonde de la vision essentialiste et racialiste véhiculée par Jean Casimir dans son article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo », s’étale l’idée que l’une de nos deux langues officielles, le français, ne ferait pas partie du patrimoine linguistique historique d’Haïti –Lyonel Trouillot, comme nous l’avons exemplifié au début de cet article, cible ouvertement cette sorte de « strabisme » linguistique. La vision essentialiste et racialiste totémisée par Jean Casimir exclut également le français de l’Histoire d’Haïti, peu importe, semble-t-il, que la première Constitution haïtienne (1805) et toutes les autres (jusqu’à la veille de la Constitution de 1987) aient été rédigées en français. Le lourd déficit cognitif qu’engrange l’erratique notion de « lang blan yo » –celle-ci appartiendrait exclusivement à l’« Autre », au « blan », elle ne saurait dès lors être la nôtre–, ferait obligation à l’État haïtien de mettre à la poubelle toutes ses lois, conventions, traités, codes civil et criminel, tous ses documents administratifs de natures diverses rédigés en français et accumulés de 1804 à 2023, sans oublier la riche littérature haïtienne d’expression française de l’Indépendance à nos jours. En clair, cela signifie que l’erratique notion de « lang blan yo » ne peut que déboucher sur l’amnésie historique et le déni d’une part considérable de notre patrimoine législatif, administratif et littéraire puisque, pour reprendre une expression chère aux Ayatollahs du créole, c’est dans la « langue du colon », le français, que ce patrimoine a été consigné de 1804 à nos jours.
Faudrait-il conclure que la catégorie « lang blan yo » est constitutive de la « pensée décoloniale » dont se réclame ailleurs Jean Casimir ? La question demeure ouverte et une étude subséquente devrait contribuer à l’examiner davantage. Il faut savoir que le débat entre les promoteurs de la « pensée décoloniale » et ceux de la « pensée postcoloniale », loin d’être épuisé, est toujours actuel. La « pensée décoloniale », disons-le brièvement, « (…) dénonce une décolonisation incomplète dans laquelle les hiérarchies raciales, économiques [et] de genre persistent. Elle remet en cause l’eurocentrisme et dénonce une hégémonie économique et culturelle, prônant le recours à des savoirs pluriversels qui rendraient mieux compte de la diversité du monde et de l’hétérogénéité des connaissances » (« Ce que la pensée décoloniale peut apporter à l’ECSI », Réseau ritimo, 5 juin 2020). Également, l’on retiendra que « La référence historique adoptée est aussi le point de départ pour comprendre deux autres grands apports de la théorie décoloniale : la « race », le racisme et la pensée liminaire. La « race » comme catégorie de division du travail et le racisme comme contrepartie idéologique moderne du maintien de pouvoir… » (Adélia da Silva Mathias : « La formation de la pensée décoloniale », article paru dans Études littéraires africaines 45 / 2018). Pour sa part, Étienne Huyghe, doctorant en Relations internationales à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est l’auteur de l’article « Le postcolonialisme : une impasse conceptuelle à interroger ? » (The Conversation, 29 juin 2021). Dans son texte, il note que « Les études produites dans le champ du postcolonialisme concentrent leur analyse sur les effets passés et présents de la domination culturelle et psychique exercée sur les sociétés et les populations anciennement colonisées. Les travaux s’en réclamant, ou utilisant des concepts qui en sont issus, se sont multipliés au cours de ces dernières années, sans que les prémisses théoriques qui leur servent de socle soient toujours interrogées ».
Le débat entre les promoteurs de la « pensée décoloniale » et ceux de la « pensée postcoloniale » demeure d’actualité et, comme nous l’avons brièvement signalé, il faudra l’approfondir à l’avenir afin de déterminer si elle peut être d’une quelconque utilité dans l’analyse de la problématique linguistique haïtienne. Thamara Labossière, doctorante en service social à l’université d’Ottawa, est l’auteure du « Compte-rendu de : Casimir, Jean (2018) – Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens – Du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915) » paru sur le site HistoireEngagée.ca le 31 mai 2022. Dans cet article, elle expose qu’en « Adoptant une posture décoloniale, l’auteur invite à analyser la situation historique d’Haïti et la nature de la société postcoloniale haïtienne avec d’autres catégories de pensée que celles issues de l’occidentalocentrisme. Selon moi, l’intérêt de cet ouvrage, dans une conjoncture où la société haïtienne fait face à une crise multidimensionnelle (politique, sociale, culture, économique) consiste en l’importance accordée à un ensemble d’acteurs (les paysans.nes) qui est souvent absent de l’historiographie haïtienne ou dont les actions sont lues à travers une perspective occidentale. Cet ouvrage offre des pistes pour penser une société haïtienne dans laquelle toutes les catégories sociales ont leur place, sont valorisées et sont écoutées ». Cette contribution mérite d’être appréciée, et il en est de même de la « pensée décoloniale » de Jean Casimir. Il faudra toutefois soumettre à l’analyse critique cette « pensée décoloniale » et déterminer, sur le registre de l’intellection de la problématique linguistique haïtienne, si elle offre des bases théoriques et conceptuelles crédibles à l’idée fantaisiste et mystificatrice de « lang blan yo », que les créolistes fondamentalistes stigmatisent dans d’autres textes par l’appellation « langue du colon ». La « langue du colon » –qui est invariablement le français, jamais l’anglais ou l’espagnol–, est depuis quelques années l’objet d’une « fatwa » catéchétique émise par les Ayatollahs du créole. Cette « fatwa » apostolique vise l’éradication totale du français en Haïti en contravention avec l’article 5 de la Constitution de 1987. Dans ce contexte, il faut prendre toute la mesure que le juste et indispensable combat pour l’aménagement du créole aux côtés du français –en conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987–, ne saurait être mené à partir d’une posture (d’une imposture ?) consistant à exclure l’une de nos deux langues officielles, le français, au nom d’une vision essentialiste et racialiste des rapports entre les langues, d’une part, et, d’autre part, entre les langues et les forces politiques dans le corps social haïtien.
Montréal, le 20 mars 2023