Festival Jamais Lu Caribéen, 1er soir.
— Par Roland Sabra —
C’est grâce à la pugnacité d’Astrid Mercier que Le Festival québecois « Jamais Lu » à donné naissance à sa version caribéenne, après bien d’autres, notamment à Montréal, Québec, Paris etc. C’est de la fréquentation quotidienne de dramaturges, sans connaître leurs textes que deux jeunes artistes québecoises ont eu l’idée lumineuse de leur proposer d’organiser une lecture publique. L’engouement a été tel que la rencontre qui devait durer un weekend s’est prolongée dix jours de suite. C’était il y a un peu plus de vingt ans. Aujourd’hui le Festival Jamais Lu soutient chaque année plusieurs centaines d’artistes, attire des milliers de spectateurs, parraine plus d’un cinquantaine d’évènements dans le monde francophone et il se décline désormais dans une version caribéenne.
C’est dans un endroit atypique pour le théâtre, le hall de la gare maritime de Fort-de France, lieu de passages, d’arrivées, de départs, de brassages de populations de tous milieux, de rencontres, comme veut l’être ce Festival, que Coline Luzac, c’est son nom de plume, bien connue sous un autre nom en Martinique dans le milieu du théâtre puisqu’elle anime des ateliers dans certains établissements scolaires et propose, presque chaque année, au public une mise en scène, a présenté « Je crie et aucun bruit ne sort de ma bouche ». Ce premier texte est traversé par le thème des violences conjugales, ce pourquoi l’association féministe « Culture Égalité » s’est portée en soutien à l’autrice. Un couple antillais, hétéro, elle, médecin-chef dans un établissement de santé, lui, artisan replié sur l’aménagement de la maison commune, homme au foyer en la circonstance, va nous faire assister à une énième scène de ménage. Il a déposé leur fille chez la grand-mère, il a sorti le champagne, préparé un repas d’amoureux, ou de réconciliation, elle se fait attendre, il s’impatiente et quand elle arrive la crise s’installe. Colin Luzac a donc inversé le déclassement social , relativement fréquent, entre le mari et la femme, sans en explorer de façon approfondie les conséquences sur une masculinité fragile. L’homme du couple avant d’être le mari de sa femme est principalement, essentiellement, le fils de sa mère qu’il va voir tous les jours et qui est omniprésente dans la relation, intrusive, abusive, elle a toujours un avis sur tout et se garde bien de ne pas le faire savoir. Mise en œuvre d’une logique de domination patriarcale (pléonasme !) dans le cadre d’une matrifocalité antillaise, il est, phallus maternel, instrument de son désir à elle, et s’interroge, en conséquence sur la nature du sien. Il est bien évidemment possessif et jaloux. Il reproche à sa femme de séduire d’autres hommes, alors que lui refoule cette tendance et l’externalise, la projette sur autrui, dans l’insulte adressée, dix fois par jour ou plus, à d’autres hommes d’être des macoumès. « C’est pas moi, c’est l’autre ».
Quant à la femme, naufragée affective, elle s’accroche à la bouée, assujettie à l’impératif pour elle catégorique, d’avoir un foyer, à tout prix, y compris celui de s’y brûler. Le phénomène d’emprise est suggéré par les circonstances de la toute première rencontre, une phase de séduction narcissique, puis une alternance de violences et de marques d’affection, pour qu’un brouillage des repères s’installe. Femme sous emprise elle reçoit les dénigrements, comme « Tu n’as pas le sens de l’humour » et finit par les intégrer, par se dire « Oui c’est vrai ». Elle se raccroche à l’idée que quelque fois son agresseur à été gentil.
Ce premier texte de théâtre de Coline Luzac a pour premier mérite d’exister. Le second, qui n’est pas moindre pour autant est d’oser le rendre public. Comme souvent dans ce cas il est aussi témoignage, sans pour autant être autobiographique. Heureusement. Il a cette force qui caractérise un texte dans lequel on devine une implication personnelle plus ou moins forte. Il en a aussi la faiblesse, la crainte de ne pas en avoir dit assez et la conséquence d’en dire trop. Un travail d’élagage, un raccourcissement des dialogues, une mise en évidence de formes de violences plus insidieuses, celles qui surgissent du non dit ou du mi-dire, du silence, semblent nécessaires. Il manque aussi au texte une interrogation, que va-t-il se passer ? Le couple va-t-il se séparer, ou va-t-il poursuivre sur ce mode de relations pathogènes ? Tout semble entendu dès les premiers mots ou plutôt l’issue retenue par l’autrice pourrait être l’objet d’une problématisation faisant office de fil d’Ariane tout au long de la pièce. L’énigme est, sans doute plus encore du coté de la personne sujette à l’emprise que de celui du « pervers narcissique ».
Une surprise donc ce texte et un encouragement à en écrire d’autres, pour les entendre et les voir jouer.
Fort-de-France, le 03/06/2022
R.S.