— par Janine Bailly —
Toujours dans ce Festival des Petites Formes, à la salle Frantz Fanon (bien plus adéquate que le fameux chapiteau installé à Schœlcher), il nous a été donné de voir « JAZ », de Koffi Kwahulé, dans la mise en scène de Ayouba Ali et l’interprétation originale d’Astrid Bayiha et Swala Emati. Une pièce déjà découverte avec bonheur à Fort-de-France en 2017 au Théâtre Aimé Césaire, dans le travail abouti de Jandira Bauer et Jann Beaudry.
Dans cette nouvelle version de « Jaz », il y a — et cela tient à mes préférences personnelles en matière de théâtre et non à la qualité intrinsèque du spectacle — il y a trop de tout, ou trop peu. Trop d’espace, que les deux comédiennes ne peuvent en dépit de leurs déplacements s’approprier, le plateau ne portant par ailleurs pour tout élément de décor qu’une cuvette de toilettes maculée. Trop de vélocité dans la diction, et les finales des phrases ne me permettent pas de bien saisir tout ce qui est dit. Trop de réalisme, à demi assumé cependant dans les choix de mise en scène. Ainsi quand son violeur dit à Jaz d’enlever sa culotte, elle baisse son short, mais ne va pas jusqu’à cette vraie nudité à laquelle nous sommes au théâtre d’ores et déjà habitués ; de même, pas de vêtements enlevés, mais des mouvements de corps et des gestes suggestifs pour évoquer un strip-tease de cabaret. Quand il est question de viol, les deux femmes finissent par en mimer, penchées sur la cuvette des toilettes, la position supposée. Et si l’amie de Jaz, Oridé rencontre la main mendiante, la comédienne ouvrant sa chemise lui offre la caresse de chacun de ses seins — femme réelle ou femme inventée, fantasme que cette Oridé morte « étouffée sous son masque », avatar de Jaz elle-même morte symboliquement d’avoir été par l’homme abusée, ou figure saphique d’une relation lesbienne entre ces deux femmes ? Trop de crudité pour moi dans cette description fantasmagorique en ouverture d’intrigue, où pour justifier le fait que Jaz doive se rendre à la sanisette extérieure, le dramaturge peint l’écoulement des matières fécales au long des étages de l’immeuble délabré, leur écoulement et leur odeur, les toilettes communes sur le palier bouchées mais utilisées malgré tout sans être réparées par les locataires. Trop peu de lyrisme, en dépit de la lancinante complainte de « la sanisette de la place bleu de Chine », en dépit de cette image de Jaz en lotus éclairant la laideur de l’immeuble, en dépit d’un chant modulé qui me semblerait repris d’un opus des Beatles…
N’étant hélas pas en possession de la pièce, et la représentation se déroulant sans trop de respiration possible, dans la concentration d’une petite heure, bien des choses m’ont sans nul doute échappé de ce drame complexe, je l’avoue. Il m’a semblé, et à d’autres également, que ce spectacle en tant que femme ne nous révoltait pas vraiment, comme il aurait dû le faire, contre les pratiques de l’homme qui se masturbe dans l’escalier sous le regard de Jaz, qui l’attire et muni d’un couteau la force à se soumettre, qu’elle rejoindra régulièrement dans la sanisette pour en subir chaque dimanche le viol. Est-ce dû à un texte à l’ambiance assez glauque et non dépourvu d’un certain machisme malgré la richesse poétique d’une langue qui abonde en images et métaphores, ou à la façon de donner ce texte ? J’adhère ici à ce qu’écrit le metteur en scène Alexandre Zeff : « Dans l’écriture de Koffi, tout n’est pas donné et chacun écrit son histoire à travers sa propre vision du texte ; un peu comme dans les films de David Lynch, chacun sort avec sa vérité. La scénographie est pour moi cette piste de décollage d’où s’envole le rêve de chacun ».
Certes, il y a dans cette représentation une vraie recherche, un désir de créer une atmosphère, notamment par le jeu réussi de la lumière et de l’obscurité, par le blanc des chemises simples dont sont revêtues les comédiennes. Des instants de grâce ; un beau début intrigant qui, celle venue lentement du fond de scène s’étant d’abord en chantant couchée près de l’autre, verra les deux comédiennes côte à côte liées en une position presque fœtale, en sœurs presque siamoises, les verra bientôt se séparer pour incarner les deux faces du personnage Jaz. Deux figures disjointes mais appelées plus tard à se refondre l’une dans l’autre. Une interpellation salutaire quand le cri de Jaz, venue au-devant de la scène et nous regardant, clame la souffrance mais plus encore l’indignation, la colère et la révolte de la femme violée. Une belle trouvaille de vouloir que Jaz, en recherche d’elle-même et de sa vérité, femme qui tente de se reconstruire et pour ce faire de recomposer dans la confusion de son esprit l’enchaînement fatal des événements, articule vite en murmure de petits passages que le public ne doit surtout pas entendre : ne dialoguerait-elle pas avec des voix, d’elle seule perçues, et qui résonneraient dans l’intime de sa tête ? Et l’idée de diviser le monologue entre deux comédiennes aux rôles interchangeables, nous guide vers cette interprétation, que celle qui va prétendant à l’envi conter l’histoire de Jaz n’est autre que Jaz elle-même. Dédoublement schizophrénique consécutif au traumatisme ? Honte de se dire dans ce que l’on a subi ? Sentiment de culpabilité ? Difficile dépôt convulsif de plainte en un commissariat ? Une œuvre ardue, et bravo à celles et à ceux qui ont le courage de s’y affronter ! Bravo aux comédiennes qui jouent pour nous dans une énergie de bon aloi, avec force et conviction, tantôt introverties tantôt extraverties ! Entre cris et murmures, entre aveux et secrets, entre retenue et débordement ! Enfermées dans un monde clos sans ouverture, privées d’arc-en-ciel, leurs mots de clôture reprenant, à la différence seule du pronom, ceux de l’ouverture : « On l’a toujours appelée Jaz. Jaz. Elle ne sait plus. Simplement Jaz », puis enfin « On m’a toujours appelée Jaz. Jaz. Je ne sais plus ».
Le Festival des Petites Formes a le grand mérite de s’ouvrir aux productions caribéennes (reprenant aussi « Quartier de Femmes », de José Alpha, que nous avions déjà pu voir dans un précédent Festival de Théâtre de juillet), afin de nous en faire découvrir la diversité, l’engagement et la richesse. Longue vie à cette manifestation organisée par Tropiques-Atrium !
Fort-de-France, le 27 janvier 2020
Photo Paul Chéneau