« J’ai rencontré Dieu sur Facebook », une déception amoureuse

Le patriarcat vs la fonction paternelle

— Par Roland Sabra —

Ahmed Madani était attendu. Avec impatience. «Illumination(s) », « F(l)ammes »  avaient enthousiasmé les publics d’ici et d’ailleurs. Des traces en témoignent sur Madinin’Art . Et il y a des déceptions amoureuses que l’on cache, que l’on refoule. Je croyais avoir oublié «  J’ai rencontré Dieu sur Facebook » vu dans le tourbillon avignonnais il y a aura bientôt trois ans. Bizarre !

De quoi s’agit-il ? Une mère, Salima (Mounira Barbouch), est allée, après plus de quinze ans d’absence, au bled pour y enterrer sa mère, non pas aux cotés du père mais près de sa grand-mère maternelle. Elle y a mis la main à la pâte, en participant au creusement de la tombe. De retour à Sevran, en banlieue parisienne, elle retrouve sa fille âgée de quinze ans, Nina ( Louise Legendre) qui, elle aussi frappée par un deuil, vient de perdre Kim sa meilleure amie, sa « presque jumelle ». Salima et Nina vivent seules. Le père de Nina, un « français de France », lui a donné son patronyme, Breton, est resté quelques temps, s’est déchiré avec sa femme, puis est parti pour une autre vie. Madani installe donc un ensemble de situations en double miroir.

La mère de Salima, choisit pour l’éternité sa propre mère et non pas son mari. Salima a ses nuits peuplées de rêves et de cauchemars liés à sa mère et elle se retrouve dans, ou a construit, une situation de quasi monoparentalité pour Nina. Mère et fille intimement liées sont, chacune de leur coté, confrontées à la perte d’un être cher. C’est dans ce contexte familial que Nina va se trouver confrontée à une tentative de radicalisation islamiste sur les réseaux sociaux. La plupart des critiques ne retiendront que cet aspect du travail de Madani passant outre le dire de l’auteur : « Les questions liées au détournement de la parole divine, aux manipulations à l’œuvre sur les réseaux sociaux, à la révélation, ou à l’engagement pour une cause ne sont que des prétextes pour permettre au vrai récit de se déployer dans les interstices de la narration. ».

Ce qu’aborde Madani «  dans les interstices de la narration » est en réalité l’incapacité d’une société monothéiste patriarcale (pléonasme) à assumer la fonction paternelle. La juste et nécessaire dénonciation du patriarcat a parfois (euphémisme) conduit à une critique de la fonction paternelle. Comme le rappelle Scarlett Jesus  dans sa recension « Ahmed Madani, avant de se consacrer au théâtre, comme auteur et comme Directeur du Centre d’Art dramatique de l’Océan Indien, à l’île de la Réunion, a d’abord été psychothérapeute. »  Y a-t-il lieu de rappeler Lacan ? « « Qu’est-ce que le père ? Je ne dis pas le père dans la famille, toute la question est de savoir ce qu’il est dans le complexe d’Œdipe. Eh bien le père n’est pas un objet réel, même s’il doit intervenir en tant qu’objet réel pour donner corps à la castration. S’il n’est pas un objet réel, qu’est-il donc ? Le père est une métaphore. Une métaphore, qu’est-ce que c’est ? Une métaphore est un signifiant qui vient à la place d’un autre signifiant. Là est le ressort, le ressort essentiel, l’unique ressort de l’intervention du père dans le complexe d’Œdipe. Et si ce n’est pas à ce niveau que vous cherchez les carences paternelles, vous ne les trouverez nulle part ailleurs. La fonction du père dans le complexe d’Œdipe est d’être un signifiant substitué au premier signifiant introduit dans la symbolisation, le signifiant maternel. Selon la formule de la métaphore, le père vient à la place de la mère ».

Il s’agit pour l’enfant de se déprendre du premier Autre dans la personne de la mère par l’intermédiaire d’un point d’appui, incarné par le père ou par un tiers occupant cette place. Et ce peut être dans nos société matrifocales, la grand-mère maternelle…(Voir Livia Lesel) Ce tiers a pour fonction d’insérer un coin entre l’enfant et la mère, de servir de levier à un décollement du premier Autre dont l’enfant est issu et prévenir ainsi son absorption. Le tiers séparateur va s’appuyer sur une parole d’autorité, un interdit qui va « entamer le sujet », au risque de devenir l’adresse d’une haine suscitée par cette perte. Encore faut-il que l’énonciateur de l’interdit ait lui-même assumé la perte qu’il inflige ! C’est là que s’articule la critique du patriarcat, de « ces pères qui se prennent pour des pères », et qui jouissant de leur toute puissance sont dans l’incapacité d’incarner une soustraction de celle-ci. La fonction paternelle consiste  en souligner le manque dans l’Autre et en aucun cas à lui substituer une emprise seconde, ce que fait le patriarcat. Comme écrit Jean-Pierre Lebrun dans Un monde sans limite, « un père qui aurait réponse à tout et qui viendrait tout occulter serait un père dont le sujet ne pourrait plus se passer ; à ce titre, il ne serait plus en fin de compte qu’une seconde mère ».(1) Le propos d’autorité «  C’est comme ça parce que c’est comme ça » articulé au bout de l’argumentation par  le tiers, porteur de la fonction paternelle, souligne le vide sur lequel elle repose et dans lequel l’enfant pourra trouver sa respiration et se construire.

La transmission du manque, de ce vide ne concerne pas le seul petit théâtre privé de la famille. Un personnage dira : « Le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Notre vie durant nous jouons plusieurs rôles ».

Nina et Salima sont dans une relation fusionnelle. Nina est collée à sa mère, tout comme celle-ci l’était avec la sienne. Elle ne connaît que ce type de relation. Elle l’a déployée avec Kim, sa jumelle ». Elle va la renouveler avec Amar (Valentin Madani), l’islamiste rencontré sur Facebook qui va la séduire (du latin seducere « séduire, détourner du droit chemin »). Elle colle à Amar pour tenter de se décoller de sa mère. On peut hélas supposer que pour elle, toute autre relation sera nouée sur ce mode. Le propos de la pièce n’est donc pas la radicalisation de gamins, il est autre et force est de constater que Madani peine à le faire émerger et se perd dans une narration rétrospective aux multiples portes d’entrées qu’il laisse entrebâillées, versant dans un didactisme autour d’un mélo familial qui frôle par moment la banalité. La complexification narrative se construit en contrepoint d’une sobriété scénographique articulée autour du déplacement sur la scène d’une petite table. Le travail présenté n’est pas aidé par le jeu de Mounira Barbouch insuffisamment porté pour cette reprise et si Louise Legendre tire son épingle du jeu, Valentin Madani met en avant, avec fragilité, l’artificialité des jeux et des rôles sociaux.

Déception amoureuse disais-je…

(1) Il n’y a pas lieu, ici, de développer les trois facettes de la paternité: père imaginaire, père symbolique, père réel.

R.S.

Janvier 2021

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