Publié le 29 août 2006
Actualisé le 29 août 2006 : 10h38
Saxophoniste guadeloupéen établi à New York, il présente au festival de la Villette son album de fusion avec la musique de tambours de son île.
«MON INTENTION n’est pas de restituer quelque chose qui existe, le gwo ka des soirées léwoz ou le jazz du label Blue Note. Mon intention était de définir un espace sonore qu’on ne peut trouver ailleurs parce que j’en ai créé les paramètres selon mes propres besoins émotionnels.» Voilà qui est franc : Jacques Schwarz-Bart ne joue pas la musique des soirées conviviales qui, en Guadeloupe, font sonner les tambours du gwo ka jusque tard dans la nuit. Et il n’est pas non plus un jazzman droit dans ses classiques et les bonnes vieilles couleurs swing de naguère. Avec Soné ka la, qui sort cette semaine (chez Universal Jazz) et sa participation au festival Jazz à la Villette, il s’aventure entre deux musiques, deux esthétiques, deux savoirs.
Le saxophoniste Jacques Schwarz-Bart compte parmi cette poignée de musiciens français qui vivent et travaillent aux Etats-Unis. Il a joué dans le jazz ou dans ses parages les plus soul avec Roy Hargrove, MeShell N’Degeocello, D’Angelo, Erykah Badu, Danilo Perez, avec les Cubains Chucho Valdes ou Miguel «Anga» Diaz, récemment disparu, comme avec quelques-uns des plus exigeants musiciens antillais comme Mario Canonge.
Lui-même n’est pas né dans un berceau anonyme : son père André Schwarz-Bart est l’auteur du Dernier des justes, prix Goncourt 1959, ou de La mulâtresse Solitude et sa mère est Simone Schwarz-Bart, personnalité majeure des lettres antillaises, qui a signé Pluie et vent sur Télumée Miracle ou Ti-Jean l’Horizon. Ce sont eux qui ont conduit leur fils, tout enfant, à entendre le gwo ka qui, à l’époque, est rejeté par la bonne société comme musique du bas peuple et d’une honteuse mémoire. «Le gwo ka porte des émotions que je n’entends pas dans les autres musiques créoles, une gravité, une tristesse, un blues, la rencontre entre les morts et les vivants, quelque chose d’onirique.»
à l’origine, aux temps de l’esclavage, puisque les autorités interdisent de creuser des troncs d’arbre pour en faire des tambours comme en Afrique, la Guadeloupe fabrique ses tambours à partir de tonneaux de salaison (c’est semble-t-il à cause de leur nom de «gros quart» que l’instrument et la musique s’appellent gwo ka en créole). Et, peu à peu, se construit une science des rythmes, les uns à destination festive ou carnavalesque, les autres reprenant les rythmes du travail de la canne ou du manioc dans les plantations. Sept grands rythmes se codifient (toumblak, pandjabel, kaladja, graj, léwoz…), chacun connaissant ses variantes, sa propre grammaire d’improvisation, sa tradition chantée.
Une large palette d’émotions
Cette science des tambours est pour Jacques Schwarz-Bart «chargée de toutes les émotions de l’enfance. Le gwo ka m’a donné un bagage d’imaginaire extrêmement fort, que je n’ai jamais pu utiliser par la suite quand je suis devenu musicien – à New York, personne ne connaît le gwo ka. Très peu de jazzmen s’y sont essayés et ceux qui l’ont fait ne connaissent pas forcément bien ce langage. Il fallait que je le fasse moi-même.»
Alors, «après avoir été sideman de service pour plusieurs grands leaders, j’ai finalement décidé de larguer les amarres». Jacques Schwarz-Bart met en chantier Soné ka la, jouant des saxophones ténor et soprano, de la flûte et de la guitare, avec autour de lui jazzmen de New York et tambouyè de la Guadeloupe, dans «un vocabulaire improvisé qui inclut le jazz moderne avec sa part d’abstraction, mais qui en même temps puise dans les motifs rythmiques du gwo ka. J’ai voulu visiter une palette très large d’émotions avec des mélodies inspirées à la fois du patrimoine gwo ka mais aussi de ma connaissance du jazz style Wayne Shorter ou des grands Brésiliens comme Milton Nascimento.»
Au passage, il invite pour des featurings de prestige Jacob Desvarieux de Kassav ou la jeune star Admiral T – le poids déjà classique du zouk et la part croissante du raggamuffin dans la culture créole. «Ce que j’ai cherché, c’est à ouvrir des fenêtres d’une musique vers l’autre. Le gwo ka est essentiellement rythme et voix. Le mariage avec le jazz l’ouvre sur l’harmonie, l’orchestration, un type d’improvisation mélodique. Et cela permet d’explorer des couleurs qu’on ne trouve pas d’habitude dans le jazz. Un mariage heureux.»
Bertrand Dicale
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Semaine du jeudi 7 septembre 2006 – n°2183 – Arts – Spectacles
Il invente le gwo ka jazz
Schwarz-Bart, Jacques
Fils des écrivains Simone et André Schwarz-Bart et ancien haut fonctionnaire, le saxophoniste mêle dans « Soné Ka-La » tambours guadeloupéens, jazz et soul. RencontreSon nom, repéré depuis longtemps sur les pochettes de disques de caïds du jazz ou de la soul américaine, intriguait. Ce Jacques Schwarz-Bart saxophoniste aurait-il quelque lien avec les écrivains André Schwarz-Bart, juif dont les parents sont morts à Auschwitz, auteur du « Dernier des justes » (Goncourt 1959), et son épouse, Simone Schwarz-Bart, Guadeloupéenne noire, la romancière de « Pluie et vent sur Télumée Miracle » ? Oui, c’est leur fils.
De ces ascendances, Jacques Schwarz-Bart semble avoir hérité une longue patience et la mémoire bouleversée des ancêtres. Il aura attendu l’âge de 44 ans pour publier « Soné Ka-La » (« Que résonnent les tambours »), le disque qu’il portait en lui, fusion organique, vitale, du grondement des tambours du gwo ka guadeloupéen et des flamboiements du jazz et de la soul ; incarnation de ce continent immatériel que Paul Gilroy a défini dans un livre magistral, « l’Atlantique noir ». On a dit que le mot gwo ka dérivait de « gros quarts », ces barils à salaison d’antan transformés en tambours : «C’est une explication. Mais mon grand-père maternel, qui fut fonctionnaire en Afrique, m’a raconté que sur les rives de l’Oubangui le peuple tango qualifie ses tambours de n’goka, et que leurs rythmes sont pratiquement identiques aux nôtres. J’ai compris la profondeur historique de notre propre tradition.»
A la maison, tandis que le père écoute en boucle dans sa chambre d’écrivain la Deuxième Symphonie de Beethoven, tournent quelques disques de jazz – Louis Armstrong, le Golden Gate Quartet, Ray Charles, Charlie Mingus – mais aussi ceux de sa mère, de vieilles biguines créoles, du folklore haïtien, de la musique cubaine et du gwo ka. Quand il entend ces tambours, le gamin tend l’oreille : «Il y a là un langage rythmique complet qui visite toutes les émotions humaines, des plus immédiates aux plus mystiques, un jeu de contraste entre l’ombre et la lumière, en porte-à-faux brutal avec l’idée festive qu’on se fait de la musique créole, qui me convenait. J’était un enfant assez grave, et j’ai trouvé dans le gwo ka un répondant à mes penchants naturels.»
A 4 ans, on lui offre un tambour. Avec Anzala, tambouyé (tambourinaire) de la classe des Carnot et des Vélo, frappeurs de peaux légendaires, le petit Jacques explore les sept rythmes de base du gwo ka. Expérience indélébile. Comme le sera la découverte du jazz deux ans plus tard, quand il plongera dans la collection de disques du père d’un copain. Il tâte de la guitare, plutôt bien. Elève brillant, bac à 16 ans, le voici en droit à Assas, puis à Science-Po. A 24 ans, il est propulsé à la direction générale de l’administration du conseil régional de la Guadeloupe, «le temps, dit-il, de me rendre compte que j’avais commis une erreur monumentale…». C’est qu’un saxophone vient de lui tomber dans les mains. Coup de foudre. Il travaille seul, comme un fou, pendant deux ans et demi. «C’était ma seule source de bonheur.» Au point qu’un jour il laisse tout tomber. Direction Boston et la Berklee School of Music. Autodidacte, il est admis de justesse, mais la rage d’apprendre (dix heures de pratique par jour, jusqu’à tomber malade) viendra à bout des lacunes et des doutes. En 1994, il en ressort gonflé à bloc et joue avec les cadors de la ville. Il est prêt. A lui New York. Un soir, lors d’un boeuf désormais historique au Bradley’s, il prend son courage à deux mains et rejoint sur la petite scène les trompettistes Roy Hargrove et Randy Brecker en train d’en découdre. Il tient le choc. Ovations. Sa réputation grandit. D’Angelo, la star de la soul qui le rebaptise Brother Jacques, l’embarque pour une tournée. Il rencontre Meshell Ndegeocello, devenue depuis une amie proche, travaille encore pour la diva Erykah Badu. Ça roule. Il peut enfin penser à lui. Entre New York, où il vit, et la Guadeloupe, il assemblera patiemment son puzzle intime : tambours gwo ka et d’Afrique, guitare béninoise (Lionel Loueke), voix soul (Stephanie McKay) et créoles (Jean-Pierre Coquerel, Jacob Desvarieux, Admiral T) ; et branchera son sax sur des pédales wah-wah ou un harmonizer, pour le plier au chant créole qu’il entend dans sa tête. Quand sa mère découvre le mélancolique « Léwoz » (nom d’un rythme du gwo ka, et par extension des rassemblements de tambourinaires) qui clôt le disque, elle fond en larmes puis, sous le choc, écrit le poème qu’elle dit elle-même sur cette musique. Il résume tout : «Regarde ces âmes / Ames d’hommes, âmes de femmes et d’enfants / Qui sont partis, mais qui sont là / Voguant sur la mer, planant dans la petite brise / Oui mon cher, nous sommes tous là! / Avec la petite musique de notre coeur.»
Bernard Loupias
CD : «Soné Ka-La» (Universal).
Fils des écrivains Simone et André Schwarz-Bart, Jacques Schwarz-Bart est né en 1962 aux Abymes, en Guadeloupe. 1985 : diplômé de Science-Po, il entre dans la haute administration et découvre le saxophone. 1999 : premier CD, « Immersion ». 2002 : « Brother Jacques Project ». 2006 : « Soné Ka-La ».