Déconstruire, démanteler, décomposer la parole occidentale : retour sur le travail de sape qu’opère le marginal le plus célèbre de la philosophie contemporaine.
—Par Stéphane Floccari, philosophe—
Derrida. Un démantèlement de l’Occident, de Jean-Clet Martin. Éditions Max Milo, 2014, 322 pages, 19,90 euros. En parcourant ce livre privé de centre, on se dit que son auteur a su se tenir sans trébucher sur l’étroite crête qui sépare tout en les reliant dans la langue derridienne le risque et la chance. Jean-Clet Martin, remarqué aussi bien pour ses deux ouvrages consacrés, à vingt ans d’intervalle, à Gilles Deleuze (1) que pour son bel Ossuaires (2), a en effet réussi la gageure de composer un ouvrage éminemment derridien sur le plus grand pourfendeur du logocentrisme, à la fois ami et ennemi de l’écriture selon une tradition qui remonte à Platon.
Ce livre constitue l’une des premières sommes philosophiques de langue française sur une œuvre dont l’étendue intellectuelle intimide et qui déjoue par avance toute logique de la trace. Loin d’être un chemin qui ne mène nulle part, à la manière de l’Holzweg heideggérien, le travail entrepris par Jacques Derrida (1930-2004) est de ceux qui exposent à tous les dehors et qui contraignent à aimer les lointains, à préférer les ailleurs à toutes les certitudes gravées dans le marbre de la présence, toujours suspecte. Homme de l’écrit et du texte, mais aussi d’action interrogeant la férocité des institutions (qu’il a subie avec l’université française), à la fois scrupuleux et malicieux dans ses interventions forcément isolées et décalées, le penseur de la déconstruction est ici d’abord considéré sous l’angle kantien du démantèlement criticiste.
L’édifice que Derrida parasite et décompose de l’intérieur, c’est le Logos lui-même tel que la tradition occidentale l’a mis au jour et imposé avec une violence inouïe au reste de l’humanité. Car c’est bien de cela qu’il s’est toujours agi pour ce « Peau-Rouge », ce « marrane solitaire » que fut Jacques Derrida : déconstruire, démanteler, décomposer. À la manière de Robinson échoué sur une plage inconnue, héritier improbable de tous les instruments de la culture humaine, c’est en marginal de la philosophie que, selon Jean-Clet Martin, l’ancien caïman de la rue d’Ulm, devenu l’un des auteurs les plus lus de son époque, interroge l’Occident dans sa logique à la fois constructrice et destructrice. Le mot désigne étymologiquement une chute, la tombée du soleil dans l’horizon et, par extension, un verbe qui renvoie à l’action de tuer. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui, au-delà des impérialismes en tout genre ? Non pas seulement la prolifération des armes, ni l’épuisement planétaire des ressources, mais la circulation infinie des textes. Et Derrida y est pour beaucoup.
(1) Variations. La philosophie de Gilles Deleuze, Payot, 1993 (rééd. Poche, 2005) ; Deleuze, Éditions de l’éclat, 2012.
(2) Anatomie du Moyen Âge, Payot, 1995.
Stéphane Floccari, philosophe
http://www.humanite.fr/tribunes/jacques-derrida-marrane-solitaire-560943