Romans, récits et nouvelles,de Jack London. édition établie par Philippe Jaworski. Gallimard, « La Pléiade », deux volumes, Vol. I, 1536 pages, Vol. II, 1616 pages, 55 euros le volume.
Une certaine atmosphère de fascination saisit le lecteur de Jack London. Les histoires du Grand Nord emportent le lecteur par exemple, avec une particulière force et vivacité. Comment expliquer cette impression ?
Philippe Jaworski. Cette partie de l’oeuvre illustre bien, en effet, un certain nombre de caractéristiques fondamentales de son imaginaire. En quoi cela peut-il nous toucher ? Peut-être pour deux raisons. Il y en a sûrement d’autres mais j’en retiens deux. L’un des grands thèmes de London, l’un de ceux où il donne le meilleur de lui-même, ce sont les situations d’affrontement. London est le romancier de l’affrontement. Une très grande partie de sa production, tous genres confondus (romans, récits et nouvelles), tourne autour de la mise en scène d’une relation d’affrontement entre deux forces. C’est l’homme contre la nature.
L’homme contre l’homme. C’est l’homme contre l’animal.
L’animal contre l’animal. C’est l’homme, enfin, se battant contre lui-même. Il effectue des variations innombrables sur ce thème. Il prend une situation où une force est contrariée par une autre force : la force de vie qui rencontre, par exemple, la blancheur, le froid des immensités du Klondike. La confrontation devient très vite physique. Comme il est matérialiste, il met l’accent sur les corps. Et même les forces les plus impalpables, certaines forces de la nature, le vent – il y a des nouvelles extraordinaires où il décrit le vent –, le froid, sont des corps. Il y a chez lui une sorte de matérialité des éléments. Il pousse ensuite la situation de confrontation jusqu’à un point de paroxysme. L’un des deux doit l’emporter : il n’y aura qu’un vainqueur. Une nouvelle ou un grand roman de London, c’est cela : le face-à-face de deux forces antagonistes, des enjeux vitaux, de survie, de vie ou de mort. C’est une vision qui peut toujours nous concerner parce qu’elle touche à quelque chose qui relève de l’essence de la condition humaine. La rencontre avec une force antagoniste qui veut votre destruction, ou qui veut exercer un pouvoir de domination absolue sur vous, ou vous asservir. Cela semble être pour lui une donnée fondamentale de l’existence humaine.
La deuxième raison pour laquelle je trouve particulièrement puissant le cycle des nouvelles du Grand Nord – mais je pourrais dire la même chose des nouvelles de la mer du Sud, écrites plus tard –, c’est que cet homme (et cela fait partie de ses contradictions), qui par ailleurs n’a jamais caché qu’il croyait dur comme fer à la théorie de ce qu’il appelait « la domination de l’inévitable homme blanc » (l’idéologie est de son époque), raconte l’histoire des vaincus. L’écrivain, quand il prend la plume, raconte l’histoire des communautés indigènes détruites. Il raconte l’histoire de ces métis et métisses tragiques, métis biologiques ou métis culturels, de ces Indiens qui ont cru se sauver en se convertissant mais qu’on traite comme des chiens.
Il raconte des histoires de résistance à l’homme blanc qui arrive avec son fusil et son whisky, accompagné du prêtre ou du pasteur. Ce sont les dominés, les vaincus de l’Histoire qui l’intéressent et dont il raconte la tragédie. Cela nous interpelle : pourquoi l’écrivain London montre-t-il ainsi les victimes du Blanc, de ce Blanc dont l’homme London ne cesse par ailleurs de proclamer la supériorité ? C’est un phénomène sur lequel il faut s’interroger parce que bien des contradictions que l’on trouve chez London nous renvoient à quelque chose de très profond qui touche à nos mythes de cohérence et de transparence.
Ne retrouve-t-on pas dans ce motif celui de la dialectique de la conscience de soi telle qu’on la trouve développée dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, comme la lutte à mort des consciences dans le mouvement de leur reconnaissance ?
Philippe Jaworski. Oui, c’est une lutte à mort. Vous citiez Hegel. Je l’évoque à propos de l’une des nouvelles les plus extraordinaires et les plus violentes de London, Bâtard. L’histoire se déroule dans le Grand Nord. On y voit un personnage effroyablement méchant, le mal incarné, qui, un jour, adopte un chiot qu’il va dresser à son image. Aucune explication, psychologique ou autre, n’est donnée. Il dresse ce chien avec toute la cruauté et tout le sadisme dont il est capable. Il apprend au chien à répliquer par les mêmes moyens. C’est sans doute cela qu’il a en tête : engager une lutte à mort. On pense à Hegel, bien sûr : toute conscience veut la mort de l’autre. Mais où est la « reconnaissance » ici ? Est-ce là le fond de la pensée de London ? Y a-t-il un instinct chez l’homme qui échappe aux déterminations sociales ? Il est étonnant que cet homme qui s’est tôt engagé dans la voie du socialisme révolutionnaire – le Parti socialiste américain de l’époque est celui dont la frange la plus radicale fondera le Parti communiste quelques années plus tard –, il est étonnant que cet homme, dont la sincérité de l’engagement socialiste est peu discutable, n’ait pas vraiment réussi, sauf peut-être dans le Talon de fer et Martin Eden, à saisir l’individu social dans toute son épaisseur, affrontant des forces destructrices, se lançant dans le combat. Il est bien souvent schématique, voire simpliste. Il est intéressant, de ce point de vue, de le comparer avec Maxime Gorki. Le début de la carrière de Gorki, son enfance et son adolescence ont beaucoup de points communs avec ceux de Jack London. Comme London, c’est un autodidacte qui doit son salut aux livres. Jack London l’avait lu ; un de ses premiers articles est consacré au premier roman de Gorki, qui s’appelle Foma Gordéïev, dont London fait une critique enthousiaste. Or il est frappant de constater combien Gorki a tout de suite un sens à la fois aigu et très fin de l’être social, du milieu, de la manière dont l’origine sociale détermine la psychologie, les comportements – des qualités de peintre social qu’on ne trouve pas vraiment chez London, ou qu’on ne trouve que très épisodiquement mises en oeuvre.
Pourtant, une des forces de Jack London ne réside-t-elle pas dans la vérité de ses personnages ? Dans le sentiment qu’il nous donne de leur authenticité ?
Philippe Jaworski. Sans doute, mais je crois qu’il les crée et les fait vivre avec des moyens qui sont complexes et reflètent sa sensibilité, où coexistent des tropismes qui peuvent nous paraître contradictoires. Par exemple, j’évoquais à l’instant son engagement socialiste, sa solidarité avec les combats de la classe ouvrière. Mais il est par ailleurs le chantre d’une idée centrale dans la tradition de l’individualisme américain, celle de self reliance : avoir confiance en soi, en ses ressources intimes, en sa puissance ; chacun est sa seule autorité, il suffit d’écouter sa voix intérieure. On trouve chez London cet héritage du protestantisme, qui est au coeur de la philosophie d’Emerson…
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