L’idée qu’il faut « repenser les villes en fonction des défis climatiques » s’est imposée récemment comme une évidence et elle figure désormais dans les agendas politiques. En aout 2021, la loi Climat et résilience a institué le principe d’une zéro artificialisation nette des sols (ZAN) qui va modifier radicalement le droit et les pratiques de l’urbanisme au cours des prochaines décennies. En mars 2023, le dernier rapport du GIEC a désigné explicitement l’urbanisation comme une des causes du réchauffement climatique.
Or 70 % à 80 % de la population des pays développés est déjà urbanisée et 70 % de la population mondiale le sera en 2050.
> Une prise de conscience relativement récente des interactions entre urbanisme et climat
La prise de conscience des conséquences du dérèglement climatique interroge à plusieurs titres la façon de penser, aménager et gérer les villes au xxie siècle :
● Les consommations urbaines, c’est-à-dire celles qui sont liées à l’habitat et aux transports, représentent, dans les pays développés, entre 50 % et 70 % des émissions de gaz à effet de serre. C’est donc en grande partie en jouant sur ces consommations urbaines que l’on pourra atteindre l’objectif de la neutralité carbone en 2050, adopté par les pays de l’Union européenne en 2019.
● Les centres urbains souffrent particulièrement des conséquences du réchauffement climatique, notamment lors des épisodes caniculaires.
● L’artificialisation des sols par l’urbanisation contribue au réchauffement climatique et en aggrave les conséquences. On pourra s’étonner du caractère soudain et récent de cette prise de conscience. L’écologie (oikos, logos), c’est étymologiquement la « science de la maison ». Dans la pratique, l’écologie, qu’elle soit scientifique, pratique ou politique, ne s’est intéressée que tardivement aux villes et à l’urbain. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que sortent de terre les premiers écoquartiers comme celui de Vauban à Fribourg-en-Brisgau. Le plus souvent déployés à l’échelle du village, ils ne résolvaient qu’une partie des questions posées aux villes, principalement celles qui concernaient l’habitat et la mobilité de proximité. Il a fallu attendre les années 2000 pour qu’émergent, principalement en Europe, des visions de « villes durables » ou d’« écocités ». Ces visions restaient le plus souvent très théoriques et conceptuelles.
La question du climat est apparue, elle aussi, assez tardivement dans les réflexions sur l’écologie. Le GIEC (Groupe international d’études sur le climat) n’a été créé qu’en 1988 et il avait bien d’autres priorités que les questions urbaines.
La question des sols, et de leur artificialisation par les usages urbains, est apparue encore plus tard. En 2015, un rapport de la FAO a tiré le signal d’alarme. Il a été suivi, en 2019, par un premier rapport du GIEC spécifiquement consacré aux sols, puis par des rapports de la Commission européenne (2020) et, en France, par celui de l’Agence de la transition écologique (ADEME, 2022).
L’idée de porter un coup d’arrêt brutal à l’artificialisation des sols, et donc à l’urbanisation, ne s’est donc imposée que très récemment en France. C’est dans une certaine urgence qu’a été adopté, en 2021, le principe du zéro artificialisation nette (ZAN) des sols, déjà évoqué. C’est dans une même urgence, en juin 2022, que la « planification écologique » a été placée au rang de priorité stratégique, imposant désormais sa tutelle aux planifications urbaines et territoriales.
> Les ressorts des mutations urbaines
L’ambition de « repenser les villes en fonction du climat » ne pourra obtenir son plein effet que si elle prend en compte la complexité et les caractéristiques très particulières des systèmes urbains. L’adaptation des villes aux défis du climat ne peut pas s’improviser ou se décréter. Elle doit être « pensée » en fonction de contextes qui peuvent varier fortement d’une cité à l’autre.
Si les villes peuvent être de puissants foyers d’innovations, elles sont aussi des « organismes » à très forte inertie. Lieux de toutes les révolutions, elles sont aussi ceux d’interminables continuités inscrites dans la pierre, les infrastructures, les lieux symboliques, les institutions, les traditions, les pratiques… Pour appréhender leur avenir, ou prétendre l’infléchir, il faut donc s’intéresser à leur passé.
L’histoire des villes occidentales peut alors se lire comme une perpétuelle course-poursuite entre des problèmes et des solutions. Les problèmes étaient – et sont toujours – d’ordres sanitaire (épidémies, pollutions), logistique (congestion), démographique (surpopulation ou déclin), économique, social et politique. Les réponses à ces problèmes ont joué principalement sur trois types de registres : la maîtrise politique (la planification, les infrastructures, la fiscalité), les innovations techniques (le béton, l’électricité, le métro, l’ascenseur, la voiture), et la modification des modes de vie et d’habiter. Parfois, lorsque l’accumulation de problèmes a été trop forte, ou lorsque des innovations techniques ont déclenché des ruptures, de nouveaux modèles urbains ont pu s’imposer. Le Paris d’Haussmann, le Chicago des premiers gratte-ciels ou la ville automobile des dernières décennies sont quelques exemples de ces sauts qualitatifs qui ont jalonné l’histoire urbaine. Il peut aussi arriver que les villes s’adaptent en douceur à de nouveaux contextes.
> La ville automobile : la fin d’un modèle ?
Après la Seconde Guerre mondiale, l’accès des classes moyennes à l’automobile a permis de développer de nouveaux modèles urbains. L’habitat pavillonnaire s’est déployé d’abord en première couronne puis de plus en plus loin des centres. À partir des années 1980, la requalification des quartiers centraux a poussé les classes populaires en périphérie. Cette « gentrification » a fait monter les prix de l’immobilier dans les centres puis, par effet de « tache d’huile », dans les première et deuxième couronnes. Les villes sont devenues de plus en plus dépendantes de l’automobile. Le retour, à partir des années 1990, des tramways et des modes de mobilité actifs (marche, vélo) a tout juste permis de stabiliser le mouvement. Entre 1970 et 2000, la part des déplacements quotidiens assurés par l’automobile est passée, en France, de 35 % à près de 70 %.
À partir des années 1990, certaines de ces villes (Barcelone, Copenhague, Lausanne, Nantes, Bordeaux…) ont réussi à redevenir attractives en déployant des politiques volontaristes qui se sont déployées sur plusieurs registres (tramways, aménagements urbains, pistes cyclables, écoquartiers, vie culturelle). Parfois spectaculaires, ces « résurrections urbaines » n’ont pu empêcher l’aggravation d’autres problèmes – écologiques, logistiques et sociaux – à l’échelle de l’ensemble des systèmes urbains. Pendant que la situation s’améliorait dans les coeurs des métropoles, elle se dégradait dans les périphéries ou les territoires délaissés.
> Vers de nouveaux modèles urbains ?
Le défi climatique vient donc s’ajouter à d’autres défis qui sont loin d’être résolus : les pollutions aériennes, la congestion, la hausse continue des coûts urbains, le creusement des fractures sociales entre les métropoles et les territoires périphériques… Et l’on peut légitimement se poser la question de savoir s’il sera la « goutte d’eau » ou le « défi de trop » qui imposera un changement de paradigme.
Pour relever ces défis, les villes disposent par ailleurs de très nombreuses solutions, à la fois politiques, urbanistiques, techniques, ou comportementales. Celles-ci sont souvent proposées par de nouveaux acteurs : les institutions supranationales, les entreprises, les géants du numérique ou les habitants devenus « citoyens, producteurs, consommateurs ».
Plus de défis, plus de solutions, plus d’acteurs, tels sont, en résumé, les termes d’une équation urbaine qui s’est profondément complexifiée depuis vingt ans.
Il m’a paru essentiel de bien poser les termes de cette équation dans la première partie du livre. Ils nous aideront à répondre, dans la seconde, à la question « comment penser et aménager la ville de demain ? ».
Quel rôle les villes et les acteurs urbains peuvent-ils jouer pour relever le défi écologique ?
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