— Par Patrick Singaïny, Journaliste et écrivain —
Quel est donc ce pays incapable de faire peuple uni au moment où, pour longtemps, tous ceux qui sont détenteurs de la nationalité française sont menacés de mort ?
Qu’aurions-nous dû faire dès au lendemain des marches de janvier ? Réaliser que nous voulions certes dépasser nos dissensions, mais surtout que nous nous sommes toujours refusés à les voir. Réaliser que nous voulions certes vivre ensemble une union nationale, mais dont nous savions fort bien, dès les premiers instants, qu’elle serait incomplète. Réaliser avec courage qu’il fallait avant tout aider à désamorcer nos bombes invisibles, kamikazes en puissance, qui reviennent dormir chez nous pour brusquement sortir de leur léthargie et frapper en nos cœurs au moment où on s’y attend le moins. C’est-à-dire n’importe quand.
Combien de temps tiendront les forces de l’ordre indéfiniment en faction devant les lieux dangereux ? Comment désamorcer nos bombes ? Av(i)ons-nous forcément besoin que le gouvernement propose ou décide de la façon de nous organiser ? Non. Rappelez-vous, avant que nous nous soyons rendu compte que nous n’étions pas parvenus à faire union nationale, le naturel avec lequel nous nous sommes plongés dans cet élan commun relayé sur tous les écrans du monde. Qu’est-ce qui nous a empêchés et qui nous empêche encore de nous rassembler pour faire cohésion ? Avons-nous oublié que nos anciens, parmi les humbles, avaient réussi le prodige de créer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen «contre nous de la tyrannie» et contre «l’antique esclavage» et que nous leur sommes à jamais redevables ? Ceux du 18ème siècle étaient-ils meilleurs résistants et plus éclairés que nous ? Non. Ils étaient sans doute plus déterminés, ne comptaient que sur eux-mêmes et avaient faim d’un nouveau monde fait de justice sociale, de liberté et de fraternité. Ils n’auraient pas été portés à imiter les gestes partisans du pouvoir, comme par exemple mettre ostensiblement les Marinistes à l’écart de la communion nationale. Ce fut une grave erreur. Car à la minute où le chef de l’Etat s’est présenté aux locaux ensanglantés de Charlie Hebdo pour constater cette déclaration de guerre d’un genre nouveau, la France, d’un bout à l’autre de ses gammes contrastées et indépendamment de ses querelles de chapelles aurait dû reléguer ses revendications partisanes aux rangs secondaires et faire peuple.
Pour certains derrière le président de tous les Français, pour d’autres à ses côtés, pour d’autres encore très prudemment près de lui, mais en tout état de cause tous AVEC lui, c’est-à-dire dans son camp : le nôtre, celui de la France. En un mot comme en cent : sans aucunement nier nos dissensions et nos particularismes, nous aurions dû être conscients de la portée de ces événements, galvaniser notre esprit civique et nous sentir appeler à former une nouvelle cohésion nationale aux côtés du Premier des Français. Quel est donc ce pays incapable de faire peuple uni au moment où, pour longtemps, tous ceux qui sont détenteurs de la nationalité française sont menacés de mort ?
Vouloir désamorcer ces bombes aurait dû conduire chacun à réviser ses priorités et à contribuer ainsi à montrer toute la détermination d’une Nation à (se) VAINCRE et non simplement à «combattre». Nos élus auraient dû donner l’exemple. Continuer coûte que coûte, les yeux rivés sur 2017, à s’acharner à vouloir se faire élire –c’est-à-dire défendre les idées d’un camp pour les imposer aux autres-, comme si rien de déterminant ne s’était produit, ne pouvait plus être la priorité de la vie politique française. Indécence et manque de patriotisme ! Désirer le pouvoir n’a de sens que si l’on veut servir la France, non la désunir, voire l’affaiblir avant éventuellement réussir à la conquérir.
S’amuser inconsidérément à exiger du gouvernement des résultats économiques dans le seul but habituel de le déstabiliser, alors que nous sommes happés par une guerre d’un genre nouveau, et que nous savons pertinemment qu’aucune force politique seule ne pourra venir à bout de notre chômage : manque de respect flagrant pour l’électorat qui est parfaitement conscient de la situation !
Entretenir presque exclusivement des débats déflagrateurs à longueur de chaînes d’information en continu dans le seul but de discutailler et se gausser des déclarations du jour en faisant planer complaisamment le spectre d’une fin de régime : indécence et manque d’esprit citoyen !
Et nous les intellectuels, qu’avons-nous montré ? Les meilleurs ont su exprimer avec sagesse, dès les premiers moments de stupeur, combien ils étaient eux aussi tout aussi surpris et abasourdis, tandis que les mieux inspirés ont su donner, au fur et à mesure, des éclairages aussi savants qu’intéressants. Mais notre mobilisation se fait attendre. Et nous savons que la publication seule de nos articles et livres ne suffira pas. L’issue n’est ni dans la seule action politique, ni dans la seule élaboration de nouveaux outils de compréhension et de clarification des enjeux, mais plus probablement dans l’articulation des deux afin de contribuer à édifier un nouveau contrat du citoyen capable de penser la nuance complexe et d’intégrer enfin dans notre paysage mental la notion de différence. Cette tâche est celle de notre génération.
Il nous faudra avoir le courage d’accorder notre confiance au sens de responsabilité de l’actuel Premier des Français sans toutefois lui offrir un blanc-seing, car nous devons exiger de lui que tous les partis soient associés à l’action du gouvernement et réparer ainsi l’erreur fondamentale de 2002 qui a consisté non pas à ne pas faire un gouvernement d’union nationale au sortir des élections présidentielles, mais à ne pas imaginer une autre façon de conduire le pays. Nous devons parier sur la capacité de nos élus les plus éclairés à solliciter le courage d’affronter nos défis post-attentats, et sur l’intelligence d’un peuple qui a su montrer jadis sa capacité à proposer avant les autres un projet civilisationnel alternatif. L’heure est de nouveau à la pensée créatrice.
Edgar Morin & Patrick Singaïny, Avant, pendant et après le 11 janvier, éditions de l’Aube, 19 mars 2015.
Patrick SINGAÏNY Journaliste et écrivain