— Par Bruno Serinet —
L’institut Régional d’Art Visuel de la Martinique ( I.R.A.V.M.) se trouve dans une situation très difficile voire désastreuse. Confronté à l’incontournable nécessité de se renouveler en profondeur du fait des réformes européennes de l’enseignement supérieur, ce jeune établissement d’à peine vingt-quatre ans végète pourtant et vit au jour le jour. Les élus du Conseil Régional qui en ont la charge, méprisant sans aucun doute l’art et plus généralement tout ce qui invite à penser, pratiquent l’immobilisme et se contentent de gérer les affaires courantes.
Les enseignants ont toutefois obtenu le départ du directeur en juillet 2007 mais depuis aucun concours n’est organisé pour le remplacer. Une direction intérimaire a bien été nommée mais elle n’a pas la compétence pour penser un nouveau projet pédagogique et n’est pas indépendante par rapport au pouvoir politique.
L’absence d’orientation cohérente pour permettre à cette institution de jouer le rôle qu’elle mérite, le manque de volonté évident de lui donner les moyens de continuer à exister, l’opacité avec laquelle est gérée la dotation de plus de trois et demi millions d’euros qui lui est accordée chaque année par le Conseil Régional de la Martinique, tout cela est source de colère et d’indignation pour bon nombre d’enseignants et de personnes qui travaille en son sein.
La grande question est : pourquoi les élus tardent-ils tant à prendre les décisions qui s’imposent alors que la situation se détériore chaque jour ? Quels intérêts ont-ils à ce que l’I.R.A.V.M. ne passe pas le cap des réformes ? Il est certainement difficile pour des élus qui se disent indépendantistes de dépendre directement de l’État français pour l’attribution des diplômes nationaux et il est éventuellement possible de comprendre que pour eux, il serait certainement plus simple que cette école soit exclusivement régionale. Il leur est aussi évidemment problématique, peut-être, entre autres, pour des raisons électorales, de fermer brutalement un établissement public d’enseignement supérieur dans lequel de nombreux jeunes gens sont engagés dans des cursus de trois ou cinq ans d’études. Il leur est assurément plus aisé de laisser la situation se dégrader avec le secret espoir que cette école d’art meurt par étouffement, par implosion, par effondrement sur elle-même.
Dans le Schéma Martiniquais de Développement Économique du Conseil Régional de novembre 2007, il est regrettable de constater que dans les quatre petites pages consacrées à la culture, même si les intentions énoncées sont très louables, il n’est à aucun moment fait mention de l’I.R.A.V.M. Tout cela semble bien suspect. Mais peut-être s’agit-il tout simplement d’incompétence.
Quel rôle doit jouer l’I.R.A.V.M. dans la Caraïbe une fois sorti de sa funeste léthargie actuelle? Cette école créée par Aimé Césaire dans les années 1980, outre le fait qu’elle forme et a formé de nombreux artistes et plasticiens, doit impérativement devenir un pôle culturel régional vers lequel convergent les énergies créatrices, sur le plan des arts plastiques bien sûr mais également dans les domaines de la communication, de l’entreprise et des collectivités privées ou publiques. Cet institut possède tous les atouts pour être un lieu incontournable de réflexion, de débat et d’ouverture vers de nouvelles idées. Si des intellectuels, des scientifiques, des artistes travaillent régulièrement avec les étudiants, si des rencontres publiques, des spectacles, des expositions sont organisés dans ses locaux, si des relations étroites entre l’école et la société martiniquaise deviennent effectives, l’I.R.A.V.M. pourra alors participer à la fondation de nouvelles manières de penser le quotidien à la Martinique. Une école d’art active et communicante peut faire rayonner dans toute la Caraïbe des idées d’émancipation et d’échange indispensables pour contrer les aspects négatifs de la mondialisation que sont l’asservissement économique, l’exclusion et la souffrance sociale. En effet, si cet institut est dirigé avec détermination, à partir d’un projet d’intérêt général, il peut former des responsables et des créateurs véritablement autonomes dans leurs manières de penser et d’être.
Les politiques devraient être beaucoup plus initiés à l’esthétique, non pas pour esthétiser la politique, idée qui évoque de bien tristes souvenirs, mais plutôt pour qu’ils comprennent enfin à quel point l’art ne saurait être qu’un simple loisir ou un outil de canalisation des énergies, à l’instar du sport, au service de stratégies politiciennes. La place du marché de l’art dans l’économie mondiale est importante à plusieurs niveaux. La Martinique aurait tout à gagner à donner aux différents acteurs du domaine des arts visuels tous les moyens d’expression possibles avec comme structure centrale l’I.R.A.V.M., afin, directement et indirectement, de permettre la création d’emplois, d’intensifier le rayonnement culturel de l’île et également d’engendrer de nouveaux mouvements sur le plan économique. Les financiers résidant dans l’île ont bien compris cela et ils investissent sérieusement dans l’art depuis quelques années.
L’esthétique et la création ne sont pas réservées au simple domaine de l’art et ne concernent pas uniquement une catégorie de personnes initiées. L’esthétique est une philosophie qui peut influer sur la vie publique. Quel est notre rapport aux images, aux objets, par exemple ? Comment a été conçu tel emballage de produit de consommation, telle identité visuelle ? Ce qui a présidé à leur conception est-il le fruit d’une volonté de faire s’épanouir tous les potentiels individuels de la communauté ? Ou bien, comme cela est malheureusement le cas actuellement à cause de la spéculation financière et des effets pervers des activités mercantiles, est-ce directement issu des stratégies de profits ? Chaque individu devrait être en mesure de concevoir des représentations du contexte dans lequel il vit sans utiliser de modèles préexistants. Inventons une école d’art qui offrirait aux créateurs les outils conceptuels et techniques permettant de créer des représentations résistantes aux stratégies de pouvoir mis en œuvre par les États, les groupes transnationaux privés ou encore les grandes familles possédantes qui ont su passer l’obstacle de la mondialisation. Le modèle de la mondialisation tel qu’il est véhiculé sur les médias est aliénant. Pour éviter l’anéantissement culturel, il nous faut inventer d’autres représentations qui montreront réellement tous les aspects de notre expérience actuelle. L’I.R.A.V.M. est un outil formidable pour concrétiser cette idée.
Quelles mesures concrètes devra prendre le prochain directeur pour empêcher la fermeture de l’école d’art de la Martinique ?
Il sera tout d’abord indispensable qu’il conçoive une pédagogie de la création artistique, pensée en fonction du contexte culturel et économique de la Martinique, une pédagogie visant à permettre l’émancipation des imaginaires.
Ensuite, il lui faudra tout mettre en œuvre pour que l’I.R.A.V.M. tisse un réseau de relations avec les entreprises, les collectivités et les lieux culturels de la Martinique, avec des institutions, des structures culturelles en dehors de l’île ainsi qu’avec d’autres écoles d’art dans le monde afin que les étudiants puissent s’enrichir dans les échanges internationaux. Pour l’instant cette école d’art n’édite aucun texte, est restée dix ans sans signer la moindre convention avec quiconque, ne publie rien et n’a même pas de site Internet, un comble pour un établissement public qui enseigne la communication visuelle!
Enfin, et c’est le travail le plus urgent, le nouveau directeur devra bouleverser la structure pédagogique afin que l’institut soit habilité à continuer à dispenser des diplômes nationaux dans le cadre de la réforme européenne de l’enseignement supérieur. Il conviendra donc de permettre aux enseignants de se former et il faudra investir dans de nouveaux équipements, en fonction du projet sur lequel il aura été nommé.
Cette école doit devenir un laboratoire expérimental de l’expression artistique de premier plan. Quoi de plus enthousiasmant que d’œuvrer à la formation de femmes et d’hommes qui créeront la culture et les traditions de demain ? N’est-ce pas là une tâche essentielle qui devrait être soutenue par les politiques ?
Il est crucial que chacun réalise à quel point la disparition de l’I.R.A.V.M. serait un désastre pour la culture martiniquaise. Ce serait une nouvelle victoire de la bêtise et de la vulgarité sur la liberté d’imaginer et de spéculer sans entraves. Comment les présidents des assemblées territoriales, les députés et les maires envisagent-ils cette situation ? Ont-ils accepté l’idée que l’enseignement de la création artistique est condamné à la Martinique, qu’après le sabordage injustifié du Centre Dramatique Régional de la Martinique à la fin des années 90 par l’actuelle majorité au pouvoir au Conseil Régional, il convient de sacrifier une nouvelle institution culturelle pour que la Martinique puisse devenir un peu plus une société sans art ?
L’art, l’histoire nous l’enseigne, est une affaire trop importante pour que les politiques s’en occupent seuls. Il faut beaucoup d’intelligence pour accepter de laisser l’imagination prendre le pouvoir. Comme beaucoup d’élus manquent cruellement de ces deux facultés intellectuelles, ils craignent de perdre leurs prérogatives en laissant le champ libre à ceux qui en sont munis. L’indépendance du pouvoir politique et de la raison d’État ne coïncide jamais avec l’autonomie individuelle et la liberté de création.
Il est donc important de rappeler que ceux qui ont des projets totalitaires œuvrent toujours à étouffer les imaginaires. Ceci explique peut-être cela. Que ceux qui se disent démocrates se prononcent.
Bruno Serinet
Professeur de l’enseignement artistique à l’I.R.A.V.M.
Secrétaire de la section martiniquaise du S.N.A.C.-F.S.U.
Février 2008