Inhumation de Frantz Fanon au cimetière des « Chouhadas » (cimetière des martyrs de la guerre) près de la frontière algéro-tunisienne, dans la commune d’Aïn Kerma (wilaya d’El-Tarf) le 12 décembre 1961
Frantz Omar Fanon, né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France et mort le 6 décembre 1961 à Bethesda (Washington DC, États-Unis), est un psychiatre et essayiste français martiniquais et algérien. Il est l’un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste.
Durant toute sa vie, il cherche à analyser les conséquences psychologiques de la colonisation à la fois sur le colon et sur le colonisé. Dans ses livres les plus connus, il analyse le processus de décolonisation sous les angles sociologique, philosophique et psychiatrique. Il a également écrit des articles importants dans sa discipline, la psychiatrie.
Frantz Fanon, né à Fort-de-France en Martinique, est le cinquième enfant d’une famille métissée comptant huit personnes. Il reçoit son éducation au Lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France où Aimé Césaire enseigne à l’époque.
En 1943, il s’engage dans l’armée régulière après le ralliement des Antilles françaises au général de Gaulle. Combattant avec l’armée française du général de Lattre de Tassigny, il est blessé dans les Vosges. Parti se battre pour un idéal, il est confronté à « la discrimination ethnique, à des nationalismes au petit pied ». Après son retour en Martinique, où il passe le baccalauréat, il revient en France métropolitaine. Ayant reçu une citation par le Général Salan, il obtient une bourse d’enseignement supérieur à titre d’ancien combattant, ce qui lui permet de faire des études de médecine, tout en suivant des leçons de philosophie et de psychologie à l’Université de Lyon, notamment celles de Maurice Merleau-Ponty.
De son expérience de noir minoritaire au sein de la société française, il rédige Peau noire, masques blancs, dénonciation du racisme et de la « colonisation linguistique » dont il est l’une des victimes en Martinique. Mais ce livre est mal perçu à sa publication en 1952. Frantz Fanon évoquera à de multiples reprises le racisme dont il se sent victime dans les milieux intellectuels parisiens, affirmant ainsi « le sud américain est pour le nègre un doux pays à côté des cafés de Saint-Germain ».
En 1953, il devient médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie et y introduit des méthodes modernes de « sociothérapie » ou « psychothérapie institutionnelle », qu’il adapte à la culture des patients musulmans algériens ; ce travail sera explicité dans la thèse de son élève Jacques Azoulay. Il entreprend ensuite, avec ses internes, une exploration des mythes et rites traditionnels de la culture algérienne. Sa volonté de désaliénation et décolonisation du milieu psychiatrique algérien s’oppose de front aux thèses de l’École d’Alger d’Antoine Porot : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant le nord-africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles ». « L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébal est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale ». « L’Algérien n’a pas de cortex, ou, pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs, par l’activité du diencéphale ».
Pour Fanon, c’est bien plutôt la colonisation qui entraîne une dépersonnalisation, qui fait de l’homme colonisé un être « infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné », propre à être pris en charge par l’autorité colonisatrice.
« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par une meute de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin. Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va d’abord la manifester contre les siens. C’est la période où les nègres se bouffent entre eux et où les policiers, les juges d’instruction ne savent plus où donner de la tête devant l’étonnante criminalité nord-africaine. »
Dès le début de la guerre d’Algérie, en 1954, il s’engage auprès de la résistance nationaliste et noue des contacts avec certains officiers de l’Armée de libération nationale ainsi qu’avec la direction politique du FLN, Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda en particulier. Il remet au gouverneur Robert Lacoste sa démission de médecin-chef de l’hôpital de Blida-Joinville en novembre 1956 puis est expulsé d’Algérie en janvier 1957.
Il rejoint le FLN à Tunis, où il collabore à l’organe central de presse du FLN, El Moudjahid. En 1959, il fait partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra ; il publie la même année L’An V de la révolution algérienne publié par François Maspero. En mars 1960, il est nommé ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne au Ghana. Il échappe durant cette période à plusieurs attentats au Maroc et en Italie. Il entame à la même époque l’étude du Coran, sans pour autant se convertir (la mort ne lui en laissera pas le temps).
Dès ses premiers écrits, Fanon ne cesse de se référer au philosophe Jean-Paul Sartre (notamment à Réflexions sur la question juive, Orphée noir, et L’Être et le Néant). À la publication de la Critique de la raison dialectique (1960), il se fait envoyer une copie de l’ouvrage et il parvient à le lire malgré son état de santé (leucémie). Il fait même une conférence sur la Critique de la raison dialectique aux combattants algériens de l’Armée de libération nationale.
C’est en 1960 qu’il demande à Claude Lanzmann et Marcel Péju, venus à Tunis pour parler au dirigeant du GPRA, de rencontrer le philosophe. Il veut également que Sartre préface son dernier ouvrage, Les Damnés de la Terre. Ainsi écrit-il à l’éditeur François Maspéro: « Demandez à Sartre de me préfacer. Dites-lui que chaque fois que je me mets à ma table, je pense à lui. » (cité par Annie Cohen-Solal, dans Sartre 1905-1980, p. 720)
La rencontre a lieu à Rome, pendant l’été 1961. Sartre interrompt son strict régime de travail pour passer trois jours entiers à parler avec Fanon. Comme le raconte Claude Lanzmann, « pendant trois jours, Sartre n’a pas travaillé. Nous avons écouté Fanon pendant trois jours. […] Ce furent trois journées éreintantes, physiquement et émotionnellement. Je n’ai jamais vu Sartre aussi séduit et bouleversé par un homme. » (Le lièvre de Patagonie, p. 503). L’admiration est réciproque, comme le rapporte Simone de Beauvoir: « Fanon avait énormément de choses à dire à Sartre et de questions à lui poser. « Je paierais vingt mille francs par jour pour parler avec Sartre du matin au soir pendant quinze jours », dit-il en riant à Lanzmann. » (La Forces des choses, t2, p. 421)
Atteint d’une leucémie, il se fait soigner à Moscou, puis, en octobre 1961, à Washington où il meurt le 6 décembre 1961 à l’âge de 36 ans, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Sa dépouille est inhumée au cimetière des « Chouhadas » (cimetière des martyrs de la guerre) près de la frontière algéro-tunisienne, dans la commune d’Aïn Kerma (wilaya d’El-Tarf).
Il laisse derrière lui son épouse, Marie-Josèphe Dublé, dite Josie (morte le 13 juillet 1989 et inhumée au cimetière d’El Kettar au cœur d’Alger), et deux enfants : Olivier né en 1955 et Mireille qui épousera Bernard Mendès-France (fils de Pierre Mendès France).
En hommage à son travail en psychiatrie et à son sacrifice pour la cause algérienne, l’hôpital de Blida-Joinville où il a travaillé porte désormais son nom.
Selon sa biographe, Alice Cherki, Fanon devient en France, « le pays pour lequel la guerre d’Algérie n’a pas eu lieu », « un philosophe maudit ». Il est occulté pour sa condamnation radicale du colonialisme français : « En redonnant à la colonie son rôle dans la construction de la nation, de l’identité nationale et de la république françaises, Fanon fait apparaître comment la notion de « race » n’est pas extérieure au corps républicain et comment elle le hante. » En dévoilant le clivage racial au fondement du système colonial, Fanon gêne le républicanisme d’une France qui se dit indifférente aux différences mais qui, dans son propre empire colonial a dénié des droits à des populations au motif de leur « race » dite inférieure.
Frantz Fanon est devenu un maître à penser pour de nombreux intellectuels du tiers-monde. Son livre le plus connu est Les Damnés de la terre, manifeste pour la lutte anticoloniale et l’émancipation du tiers-monde. Cet ouvrage et, peut-être plus encore, la préface écrite par Jean-Paul Sartre, ont été perçus rétrospectivement comme fondateurs de la critique tiers-mondiste Il a inspiré des mouvements de libération en Afrique ou encore le Black Panther Party aux États-Unis.
Aujourd’hui encore, Frantz Fanon est pris en considération par de nombreux auteurs ; le courant des critiques post-coloniales a notamment initié une relecture de l’auteur algérien. Edward Saïd, dans Culture et impérialisme, a très souvent repris les écrits de Fanon. D’autres auteurs contemporains se sont intéressés à son œuvre, comme Stuart Hall, Homi Bhabha et Judith Butler, et en particulier à Peau noire, masques blancs. Des représentants de la scène dite du « rap de fils d’immigrés » tels Casey ou La Rumeur, dont les textes sont centrés sur la dénonciation de la colonisation, font référence à Fanon et à son oeuvre, parfois ouvertement comme dans le titre Nature morte de La Rumeur. On peut ainsi voir sur la pochette du street-CD Nord Sud Est Ouest du rappeur Ekoué une réédition du livre Les Damnés de la Terre.
Son livre Peau noire, masques blancs contient une critique de l’ouvrage Psychologie de la colonisation d’Octave Mannoni. Frantz Fanon qui adopte une attitude d’observateur extérieur au système colonial n’admet pas l’analyse psychologique de Mannoni. En particulier l’élaboration du « complexe de Prospero » du colonisateur lui paraît « non fondée ». Les philosophes multiculturalistes (Charles Taylor, Will Kymlicka) ont plusieurs fois affirmé dans leurs articles s’inspirer des travaux de Fanon, précurseur du multiculturalisme.
Claude Lanzmann dans son livre Le Lièvre de Patagonie narre sur de nombreuses pages sa rencontre avec Fanon et comment celle-ci a été la plus marquante de sa vie. C’est lui qui le présentera ensuite à Sartre.
En 2001, un film biographique, Frantz Fanon, une vie, un combat, une œuvre, retrace son parcours.
Source :Wikipedia
Lire aussi : No Direction Home l’itinéraire de Frantz Fanon.