Infanticides : dans le huis clos des familles

Trop de nourrissons décédés ne sont même pas déclarés nés et certaines morts sont certifiées  » naturelles « . Les statistiques ne reflètent pas la réalité

 

Six cadavres de nouveau-nés ont été découverts le 17 octobre dans une cave à Valognes (Manche). Depuis la révélation de l’affaire Courjault, en 2006, les cas d’infanticide à la naissance (néonaticide) semblent se multiplier, au point que cela deviendrait presque banal. Pourtant, ces petits corps que l’on a à peine cachés ne représentent que la partie immergée et médiatisée de drames familiaux qui se nouent à huis clos.

Dès 2003, les pouvoirs publics s’émeuvent de ces cas d’infanticide. A la demande de la direction générale de l’action sociale (DGAS), et avec le soutien de la direction générale de la santé (DGS) et de la mission de recherche  » droit et justice  » du ministère de la justice, une enquête est menée par mon équipe au sein de l’unité Inserm 750 auprès des tribunaux de Bretagne, d’Ile-de-France et du Nord – Pas-de-Calais. Elle visait à réexaminer tous les décès de nourrissons de moins de 1 an survenus entre 1996 et 2000 et pour lesquels le parquet avait été saisi.

Sur un total de deux cent quarante-sept décès survenus durant cette période, l’examen des dossiers a relevé avec certitude trente-sept néonaticides. Pourtant, seuls huit d’entre eux avaient été répertoriés en tant qu’homicides dans les statistiques officielles de mortalité ; dans huit cas, le décès avait été certifié comme  » accidentel «  ou  » de cause médicale naturelle « . Les autres nouveau-nés, qui n’ont jamais été déclarés nés, donc jamais morts pour l’état civil, n’ont évidemment pas été retrouvés dans les statistiques.

Dans la quasi-totalité des cas, il y a eu un souci de se débarrasser du corps afin qu’on ne le retrouve pas. Ces constats laissent à penser que la fréquence réelle des néonaticides est sous-estimée (dans les données officielles de mortalité), et probablement de façon assez importante.

Quelles sont ces mères qui tuent leur enfant ? On les retrouve dans toutes les classes sociales, et l’enquête a permis d’esquisser un profil type de la mère infanticide : âgée de 30 à 40 ans, souvent sans activité professionnelle, vivant en couple et présentant une dépendance affective et-ou un sentiment de solitude morale et sociale extrême. Un tiers de ces femmes sont de grandes multipares ayant mis au monde de 3 à 9 enfants (sans compter les morts, parfois multiples dans une même famille). Doit-on voir dans ces néonaticides un mode de régulation des naissances d’une femme qui se retrouve prise au piège d’une grossesse  » impossible  » ? Impossible du fait de parents (ce serait reconnaître la sexualité de leur fille) ou d’un mari qui ne veut plus d’enfant et s’oppose bien souvent à la contraception.

L’interruption volontaire de grossesse n’est alors pas envisagée, car il faudrait reconnaître la grossesse ; celle-ci n’est ni déclarée ni suivie, et il ne reste qu’une issue : l’infanticide à la naissance. Dans tous ces dossiers, le mari  » n’a jamais rien remarqué jusqu’à la fin « , pas plus que le reste de la famille, ou les collègues de travail lorsqu’ils existent.

Sur les vingt-trois cas dont l’affaire a été jugée, quinze ont abouti à une condamnation de la mère (en moyenne trois à cinq ans de prison). Le père n’a été condamné que dans un cas pour  » abstention volontaire d’empêcher un crime « . L’affaire de Valognes montre à ce titre une évolution importante de l’attitude de la justice, puisque le père a été mis en examen pour  » non-dénonciation de crime « .

Anne Tursz,

Directrice de recherches à l’Inserm,

pédiatre et épidémiologiste

Le Monde du 02-XI-07