In Memoriam : Rachel Beauvoir, la reine-soleil couchée

— Par Joël Des Rosiers —

« Et les chiens se taisaient » – Aimé Césaire

La mort de Rachel Beauvoir est une blessure. Nous dînions en famille, il y a quelques jours, dans le jardin édénique à l’ombre des grands arbres sacrés qui relient la terre au ciel. Les neuf chiens, un peu agités, aboyaient sans cesse jusqu’à ce qu’ils eurent fini par se résigner à notre présence. Dehors, les stridences des klaxons d’un « blocus » routier interminable qui nous avait retenus plusieurs heures dans la poussière, à hauteur de Mariani, se heurtaient aux hautes murailles barbelées de la propriété. Et Nirva, l’illustre servante, qui apparaissait et disparaissait comme dans le poème de Perse, jetait un voile de pudeur et d’irréalité sur cette rencontre qui allait devenir à notre insu un dîner d’adieu.

Lorsque je lui ai annoncé la mort de Rachel Beauvoir qui nous avait accueillis en compagnie de son mari avec une délicieuse hospitalité, ma fille Inès qui du haut de ses cinq ans possède le don des langues m’a demandé si les neuf chiens avaient pleuré. Poésie de l’enfance qui récitait à mesure les noms des pauvres bêtes ! Clémentine, Caramel… Rachel et elle avaient longuement causé de la mer, non loin, des princesses, des fées, en cet après-midi haïtien de verdure, d’art et de culture. Dorian blotti dans mes bras ouvrait grand ses yeux. Deux autres de mes enfants, Anaïs et Raphaël, plus âgés, effectuaient leur première visite au pays des origines et s’émerveillaient de la maison de tuf, œuvre d’art construite en une enfilade de pièces disposées en hémicycle et surmontées de mezzanines. Des livres, des photos, des objets d’art. La façade était rythmée de hautes portes en bois précieux ornées de grandes arabesques de vèvès dont les pertuis laissaient filtrer l’ombre et la lumière, l’air et la fraîcheur, à la manière des moucharabiés du Moyen-Orient.

Rachel Beauvoir n’est plus. Elle ne lira pas « La vie secrète des arbres », le livre que je lui avais promis. S’il doit y avoir renaissance comme dans le poème de Pablo Neruda, elle fera siennes les paroles du poète :

« Vous ne me croyez pas mortel
Voici que je vais vivre

Laissez-moi seul avec le jour
Je demande la permission de naître. »

Elle sera inhumée le mardi 9 janvier dans le devant-jour, en présence de son mari Didier Dominique, de ses proches, de ses amis et des membres du Lakou, là dans le caveau familial anonyme, où dorment déjà sous une dalle de béton son père, sa mère qui était une artiste Française, sa sœur, dans l’humus des mapous gigantesques qui peuplent le péristyle. Lieu de culte que lui avait légué son feu père Max Beauvoir, l’Ati dont elle honorait la mémoire comme une Antigone.

Ces recherches partaient du monde actuel et non d’un monde idéal, non pas d’une « vision du monde » anthropocentrique mais d’un monde qui ne cesse de se révéler de plus en plus cruel, de plus en plus véhément. Décadence d’une Haïti à revers de l’Histoire, nécessité d’un violent criblage spirituel de la société, effervescence du protestantisme, tous signes que seuls certains élus peuvent déceler et analyser à l’aune d’une métrique qui dépasse l’île d’Haïti et prend la mesure du continent américain où elle était née, où se déploie la métaspora, notre espace au monde. Rachel Beauvoir pensait le monde, la Caraïbe en particulier, à l’aide d’exigeantes articulations. Que peut encore et toujours apporter Haïti à la civilisation caribéenne ? Sans doute, en femme de science, redoutait-elle d’être happée par le champ magnétique de la folie prophétique. La Caraïbe est le chaudron des origines. À ce titre, je soulevais la présence des Levantins venus sur le sol d’Haïti depuis deux siècles, migrants qui se sont recréés une nouvelle situation culturelle et économique en y apportant le Divers oriental sans pour autant se créoliser, – le mechie en cuisine ou la musique d’Issa El Saieh en sont les illustrations exemplaires -, car leur génie de peuple n’est pas posé sur le socle des traditions originelles mais sur un questionnement de l’acception accordée à la culture haïtienne dans leurs imaginaires.

Survenait un souvenir-écran. Rachel Beauvoir évoquait alors avec une douceur brisée dans la voix une petite sœur qui chapardait l’argent de la famille pour le donner aux nécessiteux. Dès l’enfance, elle avait eu peur du tonnerre, celle qui était née dans les hauts des collines d’un pays d’Afrique.

C’est une infinie tristesse de perdre une des nôtres, une intellectuelle publique dont les travaux d’anthropologie culturelle illuminent la grande chaîne de la culture haïtienne : la mère qui préfère un fils aux deux autres, le cabri qui mange le gombo, la filleule qui refuse de servir les loas, les versets bibliques inscrits sur les tap-tap uniquement par la numérotation sans le Verbe, la chrétienne frottant son corps avec de l’eau bénite, la corne plantée dans le cœur du palmiste, les citernes envasées d’argile, les arbres qui voient leurs feuilles retourner à la terre, les magies trouvées au bord des carrefours, les chiens qui furent des ex-humains primordiaux d’apparence animale.

Diplômée des universités Tufts et Oxford, Rachel Beauvoir a enseigné à l’Université d’État d’Haïti. Ses années de recherche furent riches d’enseignement académique, de publications, d’articles scientifiques et d’expositions internationales sur le vaudou dont elle fut la commissaire dans les plus grands musées du monde. Avec Didier Dominique, elle a co-écrit Savalou E, 1989, réédité en 2003, (Prix Casa de las Americas) et L’Ancienne Cathédrale de Port-au-Prince, 1991. Elle découvre à côté de son mari, non sans une certaine noblesse intellectuelle, une vie de couple consacrée à la défense du patrimoine culturel, aux luttes politiques pour la justice et à l’émancipation du peuple haïtien.

Du dedans luxuriant du jardin au dehors déshumanisant, c’est ce passage abhorré qui lui permettait de penser et d’imaginer les ruptures culturelles et esthétiques qui nourrissent et font croître les peuples. Mais il semble nécessaire, avec Jacques Roumain, de laisser se dérouler en nous l’œuvre du recueillement et du silence. À l’ombre des grands arbres qui gémissent.

« Un arbre. C’est fait pour vivre en paix dans la couleur du jour et l’amitié du soleil. Du vent. De la pluie. Ses racines s’enfoncent dans la fermentation grasse de la terre. Aspirant les sucs élémentaires. Les jus fortifiants. Il semble toujours perdu dans un grand rêve tranquille… »

Joël Des Rosiers

Montréal
6 janvier 2018