— Par Selim Lander —
L’automne est la saison des rentrées scolaire et littéraire. C’est aussi, pour les amateurs, le début d’une nouvelle saison théâtrale. Contrairement à Paris où les nombreux théâtres jouent tous les soirs (sauf le lundi), en province les salles ne fonctionnent pas en continu, on va voir des spectacles pour lesquels on s’est généralement abonné. À Paris, on peut attendre d’avoir lu les critiques pour faire son choix. Rien de tel en province, on y aime le théâtre à l’aveugle en quelque sorte, comme les spectateurs du IN d’Avignon qui louent leur place à l’avance sans savoir si la soupe qu’on leur servira au mois de juillet sera digeste ou pas.
Les Mamelles de Tirésias
Tirésias : devin aveugle de Thèbes. Pour Apollinaire, c’est le nom de son personnage Térésa, lorsque, barbe poussée et « mamelles » perdues, elle se sera transformée en homme.
« Il y a toujours quelque avantage à pratiquer la vertu
Le vice est après tout une chose dangereuse
C’est pourquoi il vaut mieux sacrifier une beauté
Qui peut être une occasion de péché
Débarrassons-nous de nos mamelles »
Drame surréaliste, cette pièce qui fut jouée pour la première fois en 1917, un an avant la mort du poète, est une fantaisie burlesque, ce qui ne l’empêche pas de porter un double message féministe et antimilitariste. Sur le second point, le prologue de la pièce est on ne peut plus clair :
« Écoutez ô Français la leçon de la guerre
Et faites des enfants vous qui n’en faisiez guère
On tente ici d’infuser un esprit nouveau au théâtre
Une joie une volupté une vertu
Pour remplacer ce pessimisme vieux de plus d’un siècle
Ce qui est bien ancien pour une chose si ennuyeuse »
« Faites l’amour, pas la guerre » : on voit d’où cela vient. Et des enfants, il y en aura beaucoup dans cette pièce. Le mari de Tirésias, lui-même plus ou moins transformé en femme, s’en trouve largement pourvu du jour au lendemain.
« Ah ! c’est fou les joies de la paternité
40049 enfants en un seul jour
Mon bonheur est complet »
Et il ne s’en tiendra pas là : foin des économistes malthusiens !
« Nous disons que la morue produit assez d’œufs en un jour
Pour qu’éclos ils suffisent à nourrir de brandade et d’aïoli
Le monde entier pendant une année entière
N’est-ce pas que c’est épatant d’avoir une nombreuse famille
Quels sont donc ces économistes imbéciles
Qui nous ont fait croire que l’enfant
C’était la pauvreté
Tandis que c’est tout le contraire
Est-ce qu’on a jamais entendu parler de morue morte dans la misère
Aussi vais-je continuer à faire des enfants »
La version présentée par Ellen Hammer et Jean-Baptiste Sastre prend des libertés plus ou moins heureuses. A la place du prologue, la comédienne palestinienne Hiam Abbas déclame en araméen un texte biblique interminable au point de soulever des manifestations d’impatience dans le public. Les choses s’arrangent ensuite avec l’apparition de la clown Arletti (Catherine Germain – voir la photo en tête de l’article)) qui donne, en français, une version très personnelle de la Genèse. En fait, recherche faite, il apparaît que le texte d’Hiam Abbas est lui-même emprunté à la Genèse, mais il est strictement impossible d’en être sûr lorsqu’on assiste au spectacle, et le petit document écrit distribué à l’entrée reste muet sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, l’intervention de Catherine Germain fait remonter l’ambiance : revêtue du costume qui l’a fait connaître, ses gestes empruntés et sa diction maladroite en font un personnage à la fois drôle et émouvant, attendrissant même. Malheureusement, ce moment de grâce – sans rapport évident avec la pièce, au demeurant – n’aura pas d’équivalent par la suite. Catherine Germain restera en effet presque constamment sur la touche tandis que les quatre autres comédiens se chargeront du texte d’Apollinaire (dont Hiam Abbas, Tirésias et Jean-Baptiste Sastre, le mari).
On peut imaginer, d’après les extraits donnés plus haut, qu’il faudrait jouer cette pièce dans une espèce de folie permanente. Il n’y a pas d’intrigue véritable dans les Mamelles et le contenu ne peut plus – comme en 1917, en pleine guerre – faire scandale aujourd’hui. Demeure un texte drolatique qui appelle tous les excès en matière de jeu. L’idée de faire intervenir un clown était bien dans l’esprit burlesque des Mamelles, une idée qu’il aurait fallu pousser davantage.
Les Mamelles de Tirésias, Bois de l’Aune, Aix-en-Provence, les 15-16 octobre 2015. Production du théâtre Garonne, scène européenne de Toulouse.
Le Malade imaginaire
Le Malade imaginaire a été présenté aux Marseillais pendant quatre soirées dans la mise en scène de Michel Didym avec André Marcon dans le rôle titre. Même si l’on ne se lasse pas de voir et revoir les pièces de Molière, celle-ci en particulier – ne serait-ce que parce qu’elle est la dernière qu’il ait écrite et qu’il était en train de la jouer lorsqu’il fut pris du malaise qui l’emporta quelques heures plus tard – cette nouvelle production du Malade, nous a laissé sur notre faim.
La pièce, il est vrai, est ambigüe. Son sujet est on ne peut plus sérieux, même s’il apparaît daté. On ne se poserait plus en effet désormais la question de savoir à quoi sert la médecine : elle a suffisamment progressé depuis le temps de Molière. Au XVIIe siècle la question se posait. Et elle n’était pas que simple rhétorique pour un auteur lui-même malade au moment où il écrivit sa pièce. En même temps, cette pièce est bien de Molière, auteur comique, on peut même la ranger parmi ses farces. On comprend, dès lors, qu’un metteur en scène hésite sur le parti à adopter. On peut cependant remarquer que, puisque nous ne sommes plus au XVIIe siècle et que la médecine est reconnue autant comme une science qu’un art, sa critique ne saurait plus constituer aujourd’hui l’armature principale de la pièce.
De ce point de vue, Michel Dydim a voulu se montrer trop fidèle à Molière, jusqu’au fauteuil dans lequel Argan passe la plus grande partie de la pièce. La scène de l’acte III entre Argan et son frère, qui est jouée intégralement, paraît bien longue puisque les critiques de Béralde ne sont plus d’actualité. Seul le personnage de Thomas Diafoirus (le jeune médecin promis à Angélique, la fille d’Argan), joué par Bruno Ricci, va jusqu’au bout de la farce, avec naturellement la scène finale, l’intronisation d’Argan (« Clysterium donare, Postea seignare, Ensuitta purgare »). Le décor est particulièrement sobre, les costumes également : réinterprétation moderne du siècle dernier. Le jeu des comédiens paraît souvent ampoulé, comme s’ils ne savaient pas bien quel registre adopter. Même la servante, Toinette (Norah Krief), malgré des efforts méritoires, ne parvient que rarement à être vraiment drôle.
On a vu d’autres interprétations du Malade – par exemple celle de Guy Simon (Théâtre du Kronope) qui taillait sans complexe dans le texte, avec masques et échasses, dans un décor spectaculaire (où le fauteuil était remplacé par un lit géant, surélevé, inclinable) – certes moins fidèles à Molière que celle de M. Didym mais plus en adéquation avec ce que le Malade peut nous dire aujourd’hui.
Le Malade imaginaire, théâtre du Gymnase, Marseille, du 13 au 16 octobre 2015. Production du CDN Nancy-Lorrraine, 2015.
Notre jeunesse
Bonne idée pour un atelier théâtre que de monter cette pièce d’Olivier Saccomano (publiée aux Solitaires intempestifs) dont l’écriture résulte de la pratique de l’auteur avec de jeunes amateurs. La langue adopte des maladresses voulues, parfois à la limite du fantastique.
« On peut commencer ? C’est quoi l’histoire ?
– Je te dirai quand le soleil sera tombé. »
Il y en a plusieurs des histoires qui se croisent entre huit personnages joués par sept comédiens, quatre filles et trois garçons. L’interprétation laisse souvent à désirer, l’attention tombe parfois, pourtant il y a suffisamment de moments forts dans le texte, et des moments suffisamment bien servis pour qu’on sorte de ce spectacle avec une impression positive. Le moment le plus fort est incontestablement la crise qui survient entre un fils mutique et sa mère excédée (et on la comprend et on les plaint tous les deux). Le personnage le plus attachant est un arabe, le seul immigré de cette bande de la cité des Cailloux blancs, mais cela est peut-être dû à la comédienne qui endosse son rôle. Néanmoins, le comédien qui se détache le plus du lot joue le commissaire de police (nous avons appris qu’il était, de fait, plus expérimenté que ses camarades).
Le texte a le mérite d’éviter tout manichéisme. Même si la référence initiale à Péguy (à qui est emprunté le titre) laisse dubitatif, on admire l’enchaînement des situations toutes simples et des personnages qui – s’ils ne vont pas tout-à-fait bien dans leur tête – ne restent pas moins normaux. Ils expriment simplement leur souffrance… mais c’est justement ce à quoi sert le théâtre, n’est-ce pas ?
Notre jeunesse, théâtre Antoine Vitez, Université d’Aix-Marseille à Aix-en-Provence, 14 et 15 octobre 2015. Mise en scène de Camille Meneï. La photo a été prise lors de la création de la pièce au théâtre de la Friche de la Belle-de-Mai, à Marseille (théâtre Massalia), en janvier 2013, dans une mise en scène de Nathalie Garraud ; la situation – deux garçons qui discutent sur la terrasse d’un immeuble – est celle du passage du texte cité plus haut.