— Par Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités —
S’obstiner à refuser toute hausse d’impôt est démagogique et ne peut aboutir qu’à ruiner notre pays ou à remettre en cause notre modèle social. Contrairement à une idée reçue, celui ou celle qui défendra un effort collectif dans ce domaine pourrait très bien y gagner en popularité. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
La dette de la France atteint 3 000 milliards d’euros et son déficit public dépasse 5 % de la richesse produite dans l’année. Chaque année, nous payons à nos créanciers plus de 50 milliards d’intérêts, l’équivalent de 80 % du budget de l’Éducation nationale. La crise sanitaire et le « quoi qu’il en coûte » du président de la République sont passés par là. Mais nous payons aussi l’immense gabegie de plusieurs décennies de baisses d’impôts, totalement inutiles.
La hausse des taux d’intérêt a au moins eu un mérite : vu le coût des emprunts, ceux qui songent à endetter le pays à l’infini ne sont plus nombreux. Un large accord existe désormais sur la nécessité de régler l’addition. Il n’existe que deux solutions pour cela : baisser les dépenses ou augmenter les recettes. Réduire les dépenses semble plus indolore car, en apparence, on ne touche pas au porte-monnaie des Français. Encore faudrait-il expliquer aux Français de quoi on parle concrètement.
Ces dépenses publiques sont essentiellement constituées de deux grands postes. D’une part, les salaires des 5,7 millions d’agents de la fonction publique. Dans ce cas, il faut dire qui sont les « inutiles » et quels emplois seront supprimés : des enseignants, des militaires, des policiers, des personnels hospitaliers, des agents communaux ? D’autre part, les prestations sociales. Lesquelles va-t-on réduire, des retraites ou des remboursements de soins, deux domaines qui représentent 80 % des dépenses de protection sociale ? Des allocations familiales, des allocations logement ou des minima sociaux ? Il faut rappeler que la dépense de la collectivité est un revenu pour ceux qui la reçoivent : la diminuer est exactement la même chose que créer un impôt sur les personnes âgées, les malades, les familles ou les pauvres. Les « dépensophobes » doivent donc s’exprimer plus clairement.
L’argent public est un bien collectif qui ne supporte pas le gaspillage. Des économies sont possibles en supprimant une partie des niches fiscales (qui sont bien des « dépenses fiscales ») inutiles ou en rendant les administrations plus efficaces. Mais il n’est pas possible de piocher dans les dépenses de quoi réduire le déficit de manière suffisante, sauf à mettre en cause notre modèle social. Il n’y a pas de recette miracle.
L’éternel argument du niveau élevé des prélèvements en France – « la France championne du monde des impôts » – ne veut rien dire. Ce qui différencie la France des autres pays riches, en matière de dépenses, ce sont, pour une grande partie, nos retraites, qui sont publiques et financées par les prélèvements obligatoires. Les contribuables des autres pays dépensent autant mais par le biais de systèmes privés, très inégalitaires. Pour le reste, notre défense nous coûte plus cher, nous avons des écoles maternelles gratuites, des hôpitaux modernes, nous aidons beaucoup les entreprises… La belle affaire. Souhaite-t-on s’aligner sur nos voisins dans ces domaines ? Les Français veulent-ils payer les soins au même prix que les Américains ? Nos « impophobes » devraient le dire.
Régler l’addition passe par une hausse des impôts. Si on n’en prend pas le chemin, c’est uniquement que la démagogie règne en politique. Jusqu’à présent, la droite, pourtant autrefois garante de l’équilibre des comptes, est aveuglée et prétend même vouloir encore réduire les prélèvements. Le camp macroniste semble aujourd’hui plus braqué que Les Républicains sur le sujet, empêtré dans la doctrine du président de la République.
La gauche, incapable de penser la redistribution, ne parle que de taxer les « ultras-riches » [1]. À 99 % contre 1 %, presque tout le monde gagne. Ce discours souvent démagogique est surtout une bonne affaire pour les classes aisées qui, ainsi, ne verraient pas leurs impôts augmenter.
Ce bal des démagogues est en grande partie le résultat d’une intoxication aux sondages. C’est aujourd’hui une poignée d’instituts qui mène dans de nombreux domaines la politique de la France. La classe politique, comme l’a bien décrit Giuliano Da Empoli dans Les ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019) à propos de l’Italie, ne pense plus en termes de valeurs mais en fonction de ce que semble lui réclamer l’électeur dans les enquêtes d’opinion. Son analyse s’applique aussi bien en France. Mais aucune baisse d’impôts n’a jamais rendu populaire, et des décennies de cadeaux ont alimenté l’épargne des classes aisées, les déficits et la dette publique.
Chaque année, la France perd 20 milliards d’euros du fait de la suppression de la taxe d’habitation : l’équivalent de deux fois le budget de la police nationale. Nos élus, envoûtés par les sondeurs, ne comprennent pas que ces enquêtes n’ont qu’une valeur insignifiante, et qu’un électeur n’attend pas du politique qu’il le brosse dans le sens du poil de la réponse qu’il donne sur Internet à la va-vite. Que leur crédit auprès des électeurs réside d’abord dans les valeurs qu’ils promeuvent. Trop d’opinion tue l’opinion.
Contrairement aux idées largement reçues, celui ou celle qui affichera clairement l’importance d’un effort collectif pourrait très bien y gagner en popularité. Pour cela, il faut répondre à deux conditions. Premièrement, expliciter le bénéfice pour la collectivité : en quoi l’école, la santé ou la sécurité en sortiront renforcées. Secondement, que chacun paie, comme le veut la Constitution française, en fonction de ses « capacités contributives ». Il est juste que tous ceux qui le peuvent mettent la main au porte-monnaie, pas uniquement les plus riches, même si c’est de manière modeste. C’est ce qui fonde la légitimité de la redistribution.
Bizarrement, le Premier ministre qui assumerait une hausse d’impôts sans crainte d’impopularité politique (à défaut d’envisager un avenir pour lui-même), pourrait s’assurer une certaine popularité pour avoir fait œuvre de justice et sauvé les services publics de la débâcle… Ironie de l’histoire, il pourrait même prétendre à un certain avenir ! Le discours de sérieux budgétaire et d’effort du travailliste britannique Keir Starmer ne l’a pas empêché de remporter une immense victoire aux élections de juillet dernier. En août dernier, il a annoncé un budget « douloureux ».
Augmenter la CSG
Alors, que faire ? Il n’y a aucunement besoin pour cela d’un grand soir ou d’une révolution fiscale. On doit réformer notre système en revenant à une imposition progressive des revenus du patrimoine (devenue forfaitaire en 2017). On doit prélever davantage les classes les plus aisées par le biais de l’impôt sur le revenu. Mais en réalité, seule une très large contribution peut sauver les services publics et répondre au critère de justice fiscale, selon les moyens de chacun. Il n’existe aujourd’hui que deux outils pour cela : la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et la contribution sociale généralisée (CSG).
La première est facile à mettre en œuvre mais injuste : proportionnelle à la consommation, elle épargne les épargnants et les plus aisés. Seule la CSG peut nous sortir de nos difficultés. Pour qu’une hausse soit juste, il faut qu’elle soit progressive, par le biais d’un abattement à la base et d’un système à plusieurs taux en fonction des revenus, comme cela existe déjà pour les retraites. Un seul point de CSG supplémentaire représente 25 euros mensuels sur un salaire moyen, mais 15 milliards d’euros de recettes pour la collectivité. L’impact d’un nouveau prélèvement sur l’activité économique serait bien moindre que celui d’une baisse de dépense.
S’obstiner dans la démagogie actuelle, de droite mais aussi de gauche, ne peut qu’aboutir soit à ruiner notre pays, soit à tailler en pièces notre modèle social. Il est impératif de retrouver le sens de l’effort collectif. Pour cela, il faut que nos élus reviennent sur le chemin d’un débat serein, avec des programmes reposant sur des valeurs et non sur la croyance magique dans les enquêtes d’opinion.
Louis Maurin est directeur de l’Observatoire des inégalités. Il est l’auteur de Encore plus. Enquête sur les privilégiés qui n’en ont jamais assez, Plon, 2021.
Une première version de cet article a été publiée par le quotidien Libération le 23 avril 2024.