Résumé : Victoire se demandait ce qu’elle devait faire des croyants. S’ils pensent aller au paradis, faut-il accélérer leur ascension ou au contraire prolonger la conscience qui leur est peut-être un grand bonheur de leur cheminement vers la sortie. « Tout dépend de leur état, conclut-elle, ce qui compte, c’est de ne pas souffrir. Enfin, de ne pas laisser souffrir, c’est presque pareil. Notre métier, c’est prendre le relais de Dieu. Le comble pour une athée comme moi ! On nous demande d’aller contre la fatalité de la vie quand elle n’est plus qu’une ombre, contre celle de la mort quand on peut encore la regarder de haut, contre celle de la souffrance quand la chimie lui est opposable. On nous demande de juger en notre âme et conscience, d’administrer le bon geste mais personne, personne ne peut savoir qui a raison ou qui a tort. Dans notre monde, il y a les vivants et les mourants. Autant de différences parmi les premiers que parmi les seconds… »
Prmières lignes :
Ce soir-là, Marc et Victoire dînaient chez le vieil Éloi. Assis sur son lit, les deux jeunes discutaient de choses légères. Sachant qu’il suivait la conversation, ils l’incluaient dans leurs propos, faisant les questions et les réponses. Ils lui donnaient de temps en temps une cuillère de purée avec du jambon mixé, « comme un bébé », avait dit Victoire gentiment. Elle était détendue. Ils avaient souhaité qu’Éloi leur transmette quelque souhait pour ce repas. En guise de réponse, il avait levé les yeux au ciel. Ils avaient donc fait simple mais Victoire avait tout de même préparé un bon riz au lait. En début d’après-midi, elle avait mis le bâton de cannelle, la muscade et le zeste de citron à infuser dans l’eau. Un parfum gourmand lui avait flatté le visage.
Puis elle avait ajouté le riz rond, le lait concentré sucré, la vanille, les raisins gonflés dans le rhum. La maison embaumait. Victoire avait brassé sa casserole longuement, avec application, veillant à ce que le riz ne brûle surtout pas. Ensuite, tout l’après-midi, le dessert préféré d’Éloi avait patienté au frais. Ce soir-là, en lui présentant le petit bol rempli de perles crémeuses, Victoire sourit modestement : « Et voilà un petit quelque chose qui te fera plaisir…» Lui qui d’ordinaire rechignait à manger n’en avait rien laissé. Silencieusement, il avait dit (avec les yeux) : « Laisse-moi te dire, c’est délicieux. »
Après dîner, ils avaient enlevé un à un les protègements1 de la maison : le rameau pascal en haut de la porte de la maison, la médaille de la Vierge du Mont-Carmel autour du cou d’Éloi, les bougies ayant brûlé pour une prière. Il fallait permettre à la lumière divine d’entrer. Victoire avait mis au point un léger rituel qu’ils s’apprêtaient à mettre en oeuvre. Elle refusait d’appeler les saints, ces dieux mythologiques, à ce qu’il paraissait, ces idoles toutes puissantes, quoiqu’en plastique. Mais elle n’excluait pas quelques prières, quelques mots envoyés vers le monde sacré, le monde du silence, ce qu’on appelait communément l’au-delà. Il fallait bien qu’elle arrange le passage d’Éloi, elle n’allait pas le larguer sur le fleuve sans ornements, sans rien pour l’accompagner. Ce n’était ni le fleuve du chagrin, ni le torrent des lamentations, ni l’affluent de la haine, ni la rivière des flammes, ni le ruisseau de l’oubli. C’était simplement le fleuve de la nuit, éclairée par une grande lune ronde, sur lequel une gondole vénitienne avançait en silence poussée par l’assiduité d’un souffle calme. Marc avait promis de suivre ses indications et de se recueillir avec sincérité. Sans sincérité, ce serait pécher atrocement.
Ce qui comptait c’était l’intention, c’était elle qui donnait la direction des âmes et du sens à chaque chose.
La nuit était tombée depuis une heure environ.
Après avoir aidé Éloi à faire sa toilette, ils l’avaient recouché. Ils lui avaient fait lire la prière au coucher du soleil.
« Le jour est fini, mon Dieu, il a passé comme l’ombre sur la montagne et il reviendra ; ainsi s’écoule la vie. Il n’y a rien de stable sous le soleil : les ennuis de l’homme ou son désir au bonheur qui n’est jamais satisfait, au déclin comme au matin.
Je veux élever la voix vers vous Seigneur et vous me laissez ? Que me reste-t-il ? Les convoitises des sens ont troublé mon coeur, mes yeux sont obscurcis et j’ai erré dans la voie mauvaise. J’ai oublié qu’il y a sur Terre des milliers d’enfants qui n’ont que des jours tristes et des nuits sans sommeil. Je ne me suis pas souvenu que l’homme est condamné au travail et que la fatigue est une saine expiation.
Ayez pitié de tous ceux qui souffrent et si ce jour doit terminer ma vie, si cette prière est la dernière, donnez-moi les ailes de la colombe, laissez-moi voler et me reposer sur votre coeur adorable. C’est le seul bonheur de vos enfants sur terre. Soleil, qui allez vous coucher, plongez les désagréments qui barrent ma route dans l’obscurité de la nuit. »
Lire cette prière à voix haute avait été un effort considérable pour Éloi. Il perdait son souffle, avait trébuché sur obscurcis, expiation et désagréments, on n’aurait su dire d’ailleurs si ce labeur était dû à la rugosité des mots ou à leur signification…
1. Protègement : protection (N.d.a : toutes les expressions en italique sont en créole guadeloupéen sauf mention contraire).
– Titre : Impasse parole
– Auteure : Céline Malraux
– Date de sortie en librairie : 6 janvier 2023
– Collection : Romans
– ISBN : 9782373111354
– Prix TTC métropole : 20,70 €
– Public : Tout public
– Format : 130 X 200 mm
– Paginations : 288 pages